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9 février 2014

« Le caïman ». De la lâcheté à la trahison, en Argentine, en France et dans le monde.

par Noé Jitrik*

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Le prodigieux Simón Díaz qui a su donner à la chanson llanera [Région NDLT] vénézuélienne, secondé par le non moins insolite cuatro, une portée poétique qui, quand je l’ai découvert, m’a profondément ému, mélange de sagesse et de sens du récit, dans l’une d’elles, il décrit une scène qui a son sel. Je la résume brièvement [le poème chanson « Mercedes et le caïman » NDLT] : quelqu’un, près d’une rivière, regarde une femme qui, déshabillée, se baigne sans remarquer qu’on la regarde ; comme elle est l’épouse d’un ami, le voyeur se limite à apprécier ses formes splendides, peau très blanche, de toute beauté ; tout à coup il voit qu’un caïman s’approche sans qu’elle s’en rende compte et, rapide comme la foudre, il commence à la dévorer ; le voyeur, effrayé, ne court pas à son secours, mais court prévenir son ami que sa femme est en danger ; quand les deux arrivent, elle n’est déjà plus, le mari pleure et le voyeur lui dit qu’il compte sur lui pour quoi que ce soit, que les amis servent à cela .

En plus de l’humour et du charme avec lequel Díaz la présente, la scène fait réfléchir parce qu’elle fait allusion à un tas de situations vécues dans le monde entier et dont le centre est une lâcheté qu’on ne peut que rejeter : voir que quelque chose de terrible va survenir, esquiver son rôle et ensuite se déclarer consterné de ce que peut être on aurait pu aider à éviter.

À partir de là, nombreuses sont les conséquences. Je peux imaginer la première, dans la rue, voir que quelqu’un traverse sans regarder tandis que rugit la circulation ; on ne lui dit rien et une auto emporte le distrait ; il est probable que le spectateur se soit dit « je l’ai vu venir » et s’approche du cadavre en disant à haute voix : « Quel dommage, si jeune ! ». Je peux aussi imaginer cette autre scène : quelqu’un est debout en haut d’une falaise regardant la mer ; derrière, une autre personne, qui peut-être le déteste, peut-être même pas, mais après l’avoir vu, conscient du danger, ne le fait pas reculer, mais prévient la police, ou la famille, qu’il y a un corps au fond de l’abîme. Ainsi, sont les innombrables cas dans lesquels il est très probable que nous ayons tous été confrontés une fois bien que, peut-être, sans résultats semblables. Notre conscience a la parole.

Mais cela ne se termine pas avec ces quelques scènes : il s’agit plutôt d’une situation paradigmatique et clef qui peut se constater dans divers univers de la réalité, bien qu’il y ait toujours un sujet « qui sait, mais ne prévient pas » et l’autre « qui ne sait pas tout ce qui peut lui arriver  », comme la femme de la chanson, qui peut-être pouvait supposer que par là il y avait des caïmans.

Est-ce tout ? Je crois qu’il y a trois possibilités de comprendre cette scène que j’appelle « le caïman ». La première est celle que je viens de signaler : l’un qui regarde, voit ce qui peut arriver, n’agit pas et ensuite, hypocritement, le regrette.

La deuxième est celle de celui qui n’a encore rien vu mais qui prévient que quelque chose va arriver ; ce sont les divers prophètes, tant historiques, bibliques ou autres, ou les simples hommes politiques qui soutiennent que la catastrophe attend à la porte du pays et que ceux qui doivent l’arrêter ne le font pas. Dans ce cas, le caïman est virtuel et jusqu’à un certain point est moral, mais si par hasard ce que le prophète a prédit plus ou moins a lieu, il ne se manifeste pas à travers la lamentation, mais par la satisfaction du « je l’avais bien dit ». C’est clairement la manière dont agissent les dits médias, journalistes d’opinion, experts de différentes sortes, notamment les économistes et sociologues qui affirment toujours et qui, aussi comme les médecins, ne reconnaissent jamais qu’ils ont parlé pour parler, ou, dans le meilleur des cas, qu’ils se sont trompés ou, pire , qui ne pensent déjà plus comme ils pensaient auparavant . Aussi, bien sûr quelques hommes politiques : il faut reconnaître que dans ce registre s’est particulièrement distinguée [en Argentine. NDLT] la docteur Elisa Carrió, bien qu’il doive y avoir davantage d’exemples dans divers endroits du monde.

La troisième est plus compliquée et permet de revenir à la lamentation postérieure : le lâche originaire devient un traître qui prépare la catastrophe : il a dans le viseur un imprudent ou un faible qu’il séduit pour qu’il prenne le chemin de sa perte, pétrit amoureusement les conditions de la catastrophe et, quand elle se produit, non seulement il en bénéficie, c’est pourquoi il l’a fait, mais vient recueillir les restes avec la parcimonie de celui qui n’y est pour rien. Dans cette option, la littérature, comme toujours, est d’une richesse séduisante. La tragédie de Madame Bovary ne réside-t-elle pas dans quelque chose de semblable ? Le vendeur de tissus « sait » qu’elle ne pourra pas payer mais continue à lui vendre jusqu’à ce qu’elle, vaincue par les dettes, s’écroule avec le fracas que nous connaissons, que fait le commerçant, qui était si serviable, transformé en moraliste , il émet de grandes réflexions pleine de raison, surtout : « Pourquoi acheter des vêtements chers, celui qui ne pourra pas les payer ». Ces tissus éblouissants, qui avaient émerveillé la victime Emma, reviendront dans ses rayons sans même être essayé par la malheureuse acheteuse. Et il se dira : « Je savais que cela allait arriver, je le regrette et je promets d’accompagner ses parents à sa demeure ultime ». Dans l’œuvre de Shakespeare il y a des variantes de ce mode de caïmanisme, la plus compliquée mais aussi la plus perverse parce qu’elle réside dans le pire de l’être humain mais, aussi, d’un point de vue littéraire et psychologique, c’est la plus intéressante, les précédentes en comparaison sont méprisables.

On dira que le caïman est un être purement littéraire ou qu’il se manifeste seulement dans la littérature et, par conséquent, que c’est un simple sujet de conversation aimable ou de lecture joyeuse ou d’écoute extasiée ou, à la limite, de divan de psychanalyste étant donné que, c’est connu, l’être humain est un mélange indéchiffrable de lucidité et de lâcheté. Je suppose que c’ est plus que cela et qu’il y a d’innombrables situations de cette nature dans toutes les situations de l’existence, depuis celle du conjoint qui empoisonne sa compagne, tandis que, empressé, il lui donne le médicament salvateur, jusqu’à celle des conseillers politiques et consultants économiques qui administrent, sciemment, l’erreur tandis qu’ils condamnent la situation à laquelle leurs conseils ont mené. Sans parler, mais c’est de cela qu’il faut parler, des chefs d’entreprise.

Précisément, et sans aller si loin, je ne peux cesser de lier l’image du caïman avec ce qui s est passé et se passe invariablement encore dans l’économie de ce pays, peut-être de tous les pays, sujet sensible et sur lequel tout le monde a une opinion mais dont tous ne souffrent pas. Je me réfère au versant de la trahison délibérée, à ceux qui créent, par des manœuvres diverses, des orages sur marchés, des rétentions d’exportations, des caïmans aux grands dents qui nagent vers où ils peuvent dévorer la donzelle. Sachant parfaitement, parce qu’ils ont accumulé beaucoup d’expérience, que ces manœuvres conduisent à une crise, tandis qu’ils mettent en œuvre et créent les conditions pour que la crise se produise, ils crient « cela ne peut pas continuer ainsi, il faut faire quelque chose ». Et ce quelque chose, en plus d’une occasion, appelle au patriotisme d’un groupe de braves généraux qui, encouragés par les créateurs du caïman, se sont levés pour arrêter la chute du pays dans l’abîme à cause des difficultés qu’eux-mêmes avaient créées. Du coup économique jusqu’au coup militaire. Une nette unité conceptuelle par-dessus tout.

Depuis presque un siècle, on soutient que le pays ne peut dépendre de l’élevage, qui a été en tête, et de l’agriculture, qui est venue juste après, mais aussi on sait que grâce à eux qui ont toujours été et sont d’énormes pourvoyeurs, beaucoup de choses ont été possibles pour que le pays continue à vivre. Substituer les ressources provenant de l’extérieur par le développement d’une industrie fut une proposition de longue date qui dans une certain mesure a changé quelques paramètres, mais pas suffisamment pour que l’agriculture et l’élevage ne continuent pas d’être des facteurs décisifs. On pourrait même lire l’histoire du pays comme un conflit non résolu entre les deux secteurs et, c’est pourquoi, on peut vérifier que les vainqueurs sont toujours les mêmes, ils savent que dépendent d’eux, par exemple, que les coffres de la Banque Centrale puissent appuyer tout programme gouvernemental, mais ils retiennent les exportations, coupent le flux d’argent et, préparent la catastrophe pour que, quand le jour final surviendra, ils apparaissent contrits, promettant régler le désordre qu’eux mêmes ont généré, avec préméditation et trahison, exactement comme le commerçant de Flaubert. Seulement, malgré les montagnes de céréales – qui ne sont pas les « Montagnes d’or » chantées par Leopoldo Lugones– qui attendent dans la solitude fertile des champs argentins aspirées des dévaluations et l’ élimination des rétentions, le pays n’est pas madame Bovary, il ne va pas se suicider.

Noé Jitrik pour Pagina 12.

  • Titre original : Caïman

Página 12. Buenos Aires, 8 février 2014.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi.

*Noé Jitrik est un critique littéraire argentin, ainsi que l’auteur de contes, de romans et d’essais critiques, littéraires et historiques.

El Correo. Paris, 8 février 2014.

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