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12 novembre 2005

La menace de l’espoir en Amérique Latine

par Naomi Klein

 

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Naomi Klein

Quand Manuel Rozental est rentré chez lui, une nuit du mois dernier, ses amis lui ont dit que deux hommes inconnus leur avaient posé des questions sur lui. Dans cette Communauté indigène très unie, au sud-ouest de la Colombie, entourée de soldats, de paramilitaires de droite et de guérillas de gauche, ce n’est jamais bon signe que des étrangers viennent se renseigner sur toi.

L’Association des Conseils Indigènes du Nord de Cauca, qui conduit un mouvement politique autonome de toute force armée, s’est réunie d’urgence. Ils ont décidé que Rozental, son coordinateur de la communication, qui avait joué un rôle décisif dans les campagnes en faveur de la réforme agricole et contre le Traité de libre échange avec les Etats-Unis, devait s’exiler hors du pays de toute urgence.

Ils étaient sûrs que ces inconnus avaient été envoyés pour tuer Rozental ; la seule question était, par qui ? Par le gouvernement national appuyé par les Etats-Unis. Connu pour utiliser des paramilitaires de droite pour effectuer son sale boulot. Ou est-ce par les Forces Armées Révolutionnaires de la Colombie (FARC) ? La plus ancienne armée partisane marxiste en Amérique latine, qui elle fait son sale boulot toute seule pour son propre compte.

Étrangement, les deux hypothèses étaient possibles. Bien qu’étant dans des camps opposés d’une guerre civile qui existe depuis 41 ans, tant le gouvernement d’Uribe que les FARCs s’accordent à dire que la vie serait infiniment plus simple sans le mouvement indigène du Cauca, qui fait partie d’une force politique chaque fois plus influente, qui a fait irruption en Amérique latine, et qui met en cause les structures traditionnelles de pouvoir, depuis la Bolivie jusqu’au Mexique.

Les FARC, qui prétendent être la seule voix des pauvres de la Colombie, ont kidnappé ou ont assassiné plusieurs chefs indigènes de renom dans le Nord du Cauca.
Et les autorités indigènes ont été informées que les FARCs souhaitaient la mort de Rozental. Pendant des mois ont circulé des bruits comme quoi il appartenait à la pire des catégories aux yeux d’un mouvement partisan de gauche : un agent de la CIA. Mais cela ne signifie pas que les étrangers qui sont venus étaient les tueurs des FARC, parce que d’autres bruits se sont propagés, à travers la presse, ou par l’intermédiaire d’agents du gouvernement. Ils soutenaient que Rozental était le pire individu qu’on pouvait être aux yeux d’un politicien de droite, à la solde de Bush : "un terroriste international".

Le 27 octobre, le Conseil Indigène, qui représente quelque 110.000 Indiens Nasa de cette région, a publié un communiqué indigné : "Manuel n’est pas du tout un terroriste. Il n’est pas un paramilitaire. Il fait partie de notre Communauté, il n’est pas agent de la CIA, et ne doit pas être réduit au silence par des balles". Les chefs Nasa disent qu’ils savent pourquoi Rozental, qui vit maintenant en exil au Canada, a reçu des menaces. C’est pour la même raison que deux villages indigènes pacifiques du nord de Cauca ont été transformés en zones de guerre, depuis que les FARCs attaquent des postes de police dans des lieux clef, donnant au gouvernement un prétexte pour occuper à grande échelle militairement la zone.

Tout cela arrive parce que le mouvement indigène dans la région de Cauca, comme dans une bonne partie de l’Amérique latine, est debout. Durant la dernière année, les Nasa du nord du Cauca ont mené à bien les manifestations antigouvernementales les plus grandes de l’histoire colombienne récente et ont organisé des référendums locaux contre le libre échange qui ont connu un taux de participation de 70 %, plus que toute autre élection officielle (avec un résultat presque unanime du ’Non’). Et en septembre, des milliers de personnes ont pris possession deux grandes « propriétés », forçant le gouvernement à tenir sa promesse toujours repoussée d’une redistribution des terres. Toutes ces actions ont été développées sous la seule protection de la Garde Indigène des Nasa, qui patrouille sur son territoire, armée seulement de quelques bâtons.

Dans un pays régi par les M-16s, Ak-47s, les bombes de bouteilles de gaz et les hélicoptères Black Hawk, cette combinaison de militantisme et de non-violence est inédite. Et c’est cela le miracle tranquille accompli par les nasa : réactiver l’espoir mort quand les paramilitaires ont systématiquement tué des politiciens de gauche, y compris des douzaines de fonctionnaires élus et deux candidats présidentiels de l’Union Patriotique.

À la fin de la campagne sanglante du début des années quatre-vingt-dix, les FARCs ont vu - comme on peut le comprendre - que s’insérer ouvertement en politique, c’était une mission suicide. La clé du succès des Nasa, dit Rozental, est qu’ils n’essayent pas d’assumer le contrôle des institutions de l’État, qui "ont perdu toute légitimité". Au lieu de cela, "ils construisent une nouvelle légitimité basée sur un mandat indigène et populaire surgi des congrès, des assemblées et des élections participatives. Notre processus et nos institutions alternatives rendent honteuse la démocratie officielle. C’est pour cela que ce gouvernement est plus que gêné".

Le peuple Nasa a fait voler en éclat l’illusion, entretenue des deux côtés, selon laquelle le conflit en Colombie peut être réduit à une guerre entre deux acteurs. Ses referendums sur le libre échange ont été repris par des syndicats non-indigènes, étudiants, paysans et politiciens locaux - dans tout le pays ; ses "prises" de terres ont motivé d’autres groupes indigènes et paysans à faire de même. Il y a un an, 60.000 personnes ont manifesté pour exiger la paix et l’autonomie ; le mois passé, ces mêmes demandes ont été réitérées lors de marches simultanées dans 32 communes de la Colombie. Chaque action, explique Hector Mondragon, économiste connu et activiste colombien, "a eu un effet multiplicateur".

A travers l’Amérique latine, se répand un même effet multiplicateur explosif, là où les mouvements indigènes redessinent la carte politique continentale, en exigeant non seulement des "droits", mais de réinventer l’État depuis une analyse profondément démocratique. En Bolivie et en Équateur, les groupes indigènes ont démontré qu’ils ont le pouvoir de renverser des gouvernements. En Argentine, quand les protestations massives ont expulsé cinq présidents en 2001 et 2002, les mots des Zapatistes du Mexique ont fait écho dans les rues de Buenos Aires.

Faisant face aux protestations massives pendant le IV Sommet des Amériques en Argentine, George W. Bush a vu de ses yeux, que l’esprit de cette rébellion est vivant et bien implanté. Et bien que le président Bush n’ait pas accepté l’offre de Hugo Chavez de débattre ouvertement des mérites du "libre échange", le fait est que le débat a déjà eu lieu dans les rues du continent et dans les urnes ; et Bush l’a perdu. Considérons ceci : la dernière fois que les 34 chefs d’État se sont réunis en avril 2001 dans la ville de Québec ; c’était le premier sommet de Bush après son élection et il a annoncé avec une grande confiance que la zone de libre échange des Amériques serait créée pour 2005. Maintenant, quatre ans plus tard, les visages de beaucoup de ses collègues ont changé, et Bush ne peut même pas placer l’ALCA dans l’agenda de la réunion, et encore moins obtenir sa signature.

Tout comme en Colombie, il y a des tentatives à travers le continent pour stigmatiser comme terroristes les mouvements soutenus par les indigènes, qui sont derrière ce changement politique massif. Pour cette raison, il est peu surprenant que Washington offre de l’aide militaire et idéologique. Le Congrès a approuvé le doublement du nombre de soldats américains en Colombie et on a notamment augmenté l’activité des troupes de ce pays au Paraguay, près de la frontière bolivienne - de façon inquiétante -, pays qui pourrait connaître un changement décisif vers la gauche lors des prochaines élections. Pendant ce temps, une étude récente du Conseil national d’intelligence d’Amérique (CIA) a signalé que les mouvements indigènes, bien qu’ils soient pacifiques maintenant, pourraient "envisager des moyens plus radicaux" dans le futur.

Les mouvements indigènes sont de fait une menace pour les politiques épuisées de libre échange que Bush prône actuellement, avec chaque fois moins d’acheteurs, dans toute l’Amérique latine. Leur pouvoir provient, non de la terreur, mais d’un nouveau courant d’espoir, résistant à la terreur, si fort qu’il peut s’enraciner au milieu de la guerre civile apparemment sans espoir de la Colombie. Et s’il peut se développer là bas, il peut prendre racines n’importe où.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi

The Nation New York, 21 November 2005.

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