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17 juillet 2010

La guerre contre les drogues en Amerique Latina

par Ivan Briscoe

 

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La guerre en Afghanistan, un conflit que beaucoup considèrent sans fin, aura bientôt dix ans. Pourtant, l’Amérique latine est aussi en proie à d’interminables affrontements. Il s’agit de la « guerre » contre le trafic de drogue, dont les effusions de sang se sont récemment accrues. Tant cette lutte est devenue systématique – et violente –, nombre d’habitants d’Amérique latine s’interrogent aujourd’hui : quelle partie souffre le plus de dépendance pathologique ?

La nouvelle stratégie promue par la secrétaire d’état Hillary Clinton pour endiguer la montée en flèche des homicides liés au trafic de drogue – qui se porteraient, d’après des rapports gouvernementaux mexicains qui auraient filtrés, à plus de 22 000 depuis fin 2006 – est d’établir « des communautés plus fortes et plus résilientes ». Ciudad Juárez, ville mexicaine frontalière en pleine expansion, aujourd’hui capitale mondiale de la criminalité, se trouverait en haut de la liste.

Ciudad Juárez et El Paso au Texas sont reliées par quatre ponts, d’innombrables tunnels et un réseau de tout-à-l’égout. Les cartels rivaux qui se battent dans le but de s’arroger des plaza, nom de passage réservé au narco-trafic, s’affrontent sans vergogne et massacrent les forces de police. Il semblerait que les jeunes hommes au chômage près à grossir le carnage ne manquent pas.

Or, s’attaquer aux problèmes économiques et sociaux bien ancrés d’une ville telle que Juárez n’est pas aussi simple que d’inonder ses rues de 8 000 soldats armés de mitraillettes. A cet égard, le président mexicain Felipe Calderón n’a pas changé une ligne du scénario habituellement employé pour lutter contre le trafic de drogue (en Bolivie, en Colombie ou au Pérou). Dans ce scénario, le gouvernement a recours aux forces de police et extrade quelques figures pour calmer les Etats-Unis et punir les éléments les moins influents, les moins puissants.

Le discours de l’administration Obama pour décrire le degré de violence et l’état de la corruption qui chemine des Andes à la frontière américaine reflète toutefois une nouvelle perception du problème. Trois anciens présidents d’Amérique latine, le deuxième homme le plus riche du Mexique, Ricardo Salinas, et la cour suprême d’Argentine, entre autres, qualifient la « guerre contre la drogue » d’échec manifeste qui a eu pour effet de diminuer les prix à la consommation, de stimuler la production et d’affaiblir les Etats déjà fragiles.

Il est d’ailleurs remarquable que les actuels présidents bolivien et équatorien aient tous deux été des victimes directes des dommages collatéraux de cette lutte contre le narcotrafic. D’une part, Evo Morales s’est hissé à la tête de la Bolivie en tant que leader des cultivateurs de feuilles de coca lors de la campagne très brutale visant à éradiquer leur récolte, le soi-disant plan Dignité. D’autre part, le père de Rafael Correa a été emprisonné pour trafic de drogue avec les Etats-Unis alors que le futur président de l’Equateur était âgé de cinq ans seulement.

La profonde ambivalence de ces responsables politiques quant à l’objectif d’un monde exempt de substances illégales est partagée par l’Union européenne, où les restrictions sur la consommation de stupéfiants se sont relâchées au cours des dix dernières années. En outre, les trois derniers présidents des Etats-Unis ont reconnu avoir – dans une quantité plus ou moins grande – consommé des substances psychotropes illicites, tandis que, d’après les Nations unies, sept millions d’Américains consomment de la cocaïne régulièrement.

Mais, l’inertie de la superstructure bureaucratique consacrée à la question (d’une valeur d’environ 40 milliards de dollars aux Etats-Unis comme dans l’Union européenne), alimentée par une peur bien enracinée face aux « menaces » posées par les cartels et les drogues elles-mêmes, semble aiguiller les responsables politiques vers une option familière : le pilote automatique de la répression.

Par exemple, le soutien que les Etats-Unis apportent à la campagne mexicaine contre les cartels paraît être gravé dans la pierre, le Congrès se disant prêt à fournir 300 millions de dollars cette année encore pour améliorer la sécurité et la présence militaire. En Colombie, il est prévu d’installer sept nouvelles bases militaires conjointes, sans apparemment interrompre le soutien aux entrepreneurs américains privés qui ont détruit les récoltes à coup de fumigènes et par là changé le marché.

Tandis que les défauts de notre forteresse anti-drogue se perçoivent plus distinctement, il devient cependant de plus en plus difficile de s’imaginer que les risques comportés par les drogues sont plus élevés et dévastateurs que les dégâts causés par la répression.

La prohibition fait carrément flamber les prix – une augmentation époustouflante de 15 000 % pour acheminer la cocaïne vers l’Europe après un traitement dans les Andes. Tandis que la guerre contre la drogue s’évertue à démanteler les cartels et leurs dirigeants, elle se répercute de manière perverse sur le marché prospère, qui se niche dans les flux commerciaux légaux et s’aligne sur des mesures tarifaires stimulantes.

Lors d’une interview avec le magazine mexicain Proceso, le bras droit de l’immense cartel Sinaloa, Ismael Zambada, a cette année mis les points sur les « i » : « La question des narcotiques touche des millions de personnes. Comment tout contrôler ? On peut toujours mettre les capos en prison, les tuer ou les extrader, leurs successeurs sont déjà en piste. »

On ne peut imputer l’émergence de la puissante mafia de la drogue en Amérique latine au côté maléfique de certains individus. Ces derniers ont été façonnés par des sociétés très inéquitables où sévit une guerre bureaucratique, incohérence et mal menée.

En effet, au Mexique, la fureur des Zetas s’explique par l’entrainement contre-insurrectionnel qu’un petit groupe de soldats experts a reçu dans les années 1990, des déserteurs en fin de compte. Du reste, ces dernières années, les meilleures recrues des Zetas proviennent des forces militaires spéciales guatemaltèques, dont l’une des infâmes épreuves d’intronisation consiste à décapiter une poule vivante en mordant sa tête. Pendant ce temps, en Jamaïque et dans les régions les plus reculées d’Amérique centrale, les seigneurs de la drogue font le bien autour d’eux et les pauvres les voient comme des héros.

Il est grand temps de reconsidérer le statut des substances illicites et leur régulation, en s’orientant vers une légalisation sélective, ainsi qu’une classification nouvelle du marché car il s’agit de santé publique plutôt que de criminalité. Il semblerait que les responsables politiques actuels enfoncent des portes ouvertes en usant de précaution.

Copyright : Project Syndicate. LaHaye, 13 juillet 2010.

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