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21 janvier 2021

La bataille des Etats-Unis d’Amérique pour la nature et la direction de son évolution

par Alastair Crooke*

 

Les prévisions pour l’année à venir vont être si éphémères qu’elles en deviennent inutiles. Les « inconnus inconnus » sont trop nombreux ; la situation trop dynamique. Il est pourtant possible de considérer certaines variables clés, qui sont en général trop facilement tenues pour acquises, et de les regarder plus directement « au fond des yeux ». Mais pourquoi le faire si « regarder au fond des yeux » est inconfortable ? Les anciens nous disaient que sans ce « regard » perçant de la conscience, nos angoisses inexprimées se transforment, au fond de notre inconscient, en une psychose, ou une maladie physique. Les limites de nos bulles exigent d’abord qu’elles éclatent.

Commençons donc par les États-Unis qui en sont à un point d’inflexion fondamentale : Le conseiller de Biden pour la sécurité, Jake Sullivan, s’est exprimé ces derniers jours, confiant que la franche camaraderie de Biden avec les législateurs « de tous bords » du Congrès l’aidera à promouvoir sa politique à l’égard de la Chine : « Il (Biden) a les idées claires au sujet de la Chine et il va poursuivre une stratégie qui n’est pas basée sur la politique, ni sur les contingences nationales » (sic – commentaire intéressant). Sullivan la décrit comme une « stratégie claire, une stratégie qui reconnaît que la Chine est un concurrent stratégique sérieux des États-Unis, qui agit d’une manière qui est en contradiction avec nos intérêts à bien des égards, y compris le commerce ». Mais, en même temps, « c’est aussi une stratégie qui reconnaît que nous travaillerons avec la Chine, quand il est dans notre intérêt de le faire ».

Qu’y-a-t-il à reprocher à une telle « déclaration normale et rationnelle » ? Rien en soi, si ce n’est qu’elle suppose un retour à l’ancienne politique bipartite, dans laquelle les législateurs, rouges et bleus, assistent aux mêmes cocktails, et qu’elle suppose un désir commun de travailler ensemble sur les « affaires » de Washington.

Patricia Murphy de l’Atlanta Journal Constitution, qui a couvert le second tour des élections sénatoriales en Géorgie, fait remarquer que « les Républicains ne font tout simplement pas confiance à l’élection … » « Pas un seul électeur républicain », à qui Murphy s’est adressé depuis le jour du scrutin, ne croit que le président élu Biden a réellement gagné. « Pas un seul, pas une seule personne », a-t-elle déclaré. « Et beaucoup d’entre eux pensent qu’il ne sera même pas inauguré le 20 janvier ».

La déclaration de Murphy montre bien deux réalités américaines : La première est enracinée dans une profonde méfiance à l’égard des élites et un statu quo qui n’en est plus un ; l’autre réalité considère les interlocuteurs de Murphy non seulement comme niant la réalité, mais aussi avec un air de mépris.

Grace à internet, nous avons aujourd’hui un accès presque illimité au monde : Pourtant, sa surcharge pure et simple semble nous pousser à « nous enterrer » plutôt qu’à « nous ouvrir ». Quiconque le souhaite peut trouver en ligne tout un univers de points de vue alternatifs, mais très peu le font. Paradoxalement, l’ère de l’information nous a rendus moins enclins à envisager des visions du monde différentes des nôtres. Nous nous attachons à des points de vue similaires. Nous voulons entendre les personnes qui partagent les mêmes idées et les avoir comme amis.

Et comme il est tellement plus facile de confirmer notre point de vue et nos préjugés – et de dédaigner ceux des autres – la notion de politique par argumentations ou par consensus, est presque entièrement perdue. Nous pouvons vivre, et nous vivons, dans nos mondes numériques séparés, même si physiquement, ces « autres » peuvent être notre voisin immédiat. Pour les architectes de la campagne électorale de Trump, cela signifie que sa campagne – et la politique en général – doit être axée sur la mobilisation plutôt que sur la persuasion. La politique, en d’autres termes, est désormais en mode post-persuasion, en mode « post-factuel ».

L’« insurrection » du Capitole – pour ceux qui ont pu être témoins de foules révolutionnaires ailleurs – était relativement inoffensive (un ancien vétéran de l’armée de l’air américaine, non armé, a été tué par la police à travers une porte fermée). Il est clair que cet assaut sur le Capitole n’a jamais été conçu comme un véritable « coup d’État » ; il s’agissait plutôt d’une manœuvre de Trump pour maintenir sa base énergisée et mobilisée ; et le contrôle du Parti avec.

Néanmoins, ce fut un désastre en matière de relations publiques, laissant nombre de ses partisans perplexes. Si l’objectif était d’exposer les détails de la fraude électorale dans le cadre de l’audience de confirmation, c’est raté.

S’il devait s’agir d’un coup d’État, il serait plutôt orienté contre la « vieille garde » du Parti Républicain, comme Romney, (qui a été traité de traîtrepar des passagers pendant son vol vers Washington). C’est l’élite du Parti Républicain qui lutte pour « reprendre » le parti aux partisans de Trump. Vont-ils réussir, au vu de ce qui s’est passé ? L’État profond a resserré irrévocablement les rangs contre les partisans de Trump. Ses neuf vies (de chats) sont-elles déjà vécues ?

Bien que Trump soit à l’origine de ce qui s’est passé le 6 janvier, il ne s’agit pas seulement de lui (comme le martèlent les médias grand public). Au contraire, les États-Unis se dirigent aujourd’hui vers un combat existentiel : Il s’agit d’une bataille sur la nature et la direction du changement lui-même ; sur l’orientation de la société et de son ordre constitutionnel ; et sur la manière dont la légitimité du régime républicain, dans son essence, doit être définie. « Simplement, l’ancien équilibre politique américain (qui dure depuis environ 1876) s’est complètement effondré. La continuité ou le changement, pour le meilleur ou pour le pire, sont maintenant enfermés dans un match à mort classique. Comment cela va-t-il se résoudre ? Comment cela finira-t-il ? ».

Le manque de confiance dans l’élection, dans la démocratie américaine, est donc le signe d’un changement profond dans la politique qui s’installe en Amérique et en Europe. La perte de la Géorgie, peut-être, est moins cruciale maintenant : des éléments du Parti Républicain se préparent à une opposition radicale (pour sauver la République, qu’ils considèrent comme vouée à une perte totale). Les membres du Congrès dans l’opposition savent qu’ils ne pourront jamais réussir à obtenir des majorités de soutien dans les deux chambres du Congrès pour leurs objections. Leur but semble plutôt d’établir une base de référence (de preuves de la fraude) pour les futurs militants de l’opposition aux résultats des élections de 2020. Avec cette base, ils insisteront sur le fait que Biden/Harris ne sont pas légitimement élus, et sont des usurpateurs contre lesquels tout moyen de résistance est justifié. Ils espèrent hériter de la base électorale de Trump et « surfer sur sa vague ». Y a-t-il un poste vacant maintenant ? La réponse en 2021.

La question suivante concernant 2021 repose sur ce vieil adage : « Attention à ne pas trop gagner ». Ce peut être une erreur de coincer vos adversaires en leur faisant croire qu’ils n’ont rien à perdre. L’État bleu a évincé Trump, les Bleus ont tout en main et sont prêts à mettre en œuvre le « Reset »– la soumission ultime des Rouges par la force, obtenue grâce à la prépondérance en matière de richesse, d’influence institutionnelle et de puissance militaire. Une révolution sociale « Woke », ainsi qu’une transformation politique. Le résultat remodèlerait probablement l’ordre constitutionnel, d’une manière méconnaissable pour la plupart des Américains aujourd’hui.

L’Amérique rouge succombera-t-elle d’épuisement ou de manque de leadership, ou, au contraire, trouvera-t-elle l’énergie nécessaire pour revitaliser « sa » République ? Nous verrons. C’est une grande question dont les ramifications pourraient rendre les élites de l’UE particulièrement nerveuses. Bien sûr, les Bleus possèdent désormais tous les leviers de pouvoir. Mais il y existe un autre vieil adage : « Aucun argument passionné et partisan n’a de valeur, sauf celle d’enflammer » – et la censure de Trump par les Big Tech et autres médias grand public ainsi que son humiliation pourraient faire de lui un martyr, et rendre l’énergie de se battre encore plus forte.

Malgré la tentative de « contre-révolution » de la vieille garde du Parti Républicain (qui parle d’une action en vertu du 25e amendement), la division entre les deux Amériques est maintenant si importante qu’elle ne peut que signifier, en fin de compte, la fin de toute camaraderie avec « l’autre bord politique » (même si cela doit être repoussé après les élections de 2022 au Congrès). Jake Sullivan est-il optimiste quant au fait que les copains de Biden de l’autre bord politique lui permettront de mener à bien sa politique à l’égard de la Chine sans en être affecté – d’autant plus que Biden est considéré comme profondément mouillé dans ses rapports avec la Chine ? L’année 2021 pourrait-elle souligner une nouvelle ère de conflit civil, plutôt qu’un retour aux anciennes civilités – et donc à une politique de « ne pas faire de prisonniers » ?

Les questions prioritaires pour tous les dirigeants occidentaux seront certainement celles concernant la Covid, les effets du confinement sur les petites et moyennes entreprises et les effets « eux contre nous » d’un paradigme économique fondé sur l’« argent libre ». La politique étrangère – à part pour la Chine et la Russie (sur lesquelles existe le seul, ou presque seul, consensus bi-partisan américain) – pourrait faire l’objet d’une attention moindre.

Et voici les petits tracas interdépendants qui pourraient nécessiter une réflexion un peu plus critique pour 2021 : L’Amérique et l’UE, c’est compréhensible, veulent désespérément que leurs économies se remettent sur pied : « La vague bleue de Biden le garantit presque », s’exalte Evans Pritchard, rédacteur en chef du Telegraph, « alors que les mesures de relance budgétaire s’ajoutent au carburant déjà stocké dans le système, au moment où l’Amérique sort de la pandémie ».

Il peut sembler un peu rébarbatif de remettre en question de tels dithyrambiques espoirs. Les vaccins ont été vendus comme « l’espoir » d’un retour à la normalité ; mais l’idée que les vaccins sont sur le point de propulser les États-Unis vers un rapide nirvana, semble prématurée. L’OMS déclare qu’il reste à déterminer si les vaccins arrêtent réellement l’infection (au lieu de simplement atténuer ses symptômes les plus graves).

On ne sait pas encore si les vaccins sont efficaces contre les nouvelles souches du virus Covid (telles que les mutations britanniques et sud-africaines) et on ne sait pas non plus combien d’Américains accepteront de se faire vacciner. Cela semble plutôt se résumer à une course entre l’accélération des infections et la lenteur de la fabrication et de la distribution des vaccins, l’issue finale de cette course étant encore incertaine. Cette issue, quelle qu’elle soit, aura des conséquences politiques, notamment pour l’Union européenne, au cours de l’année à venir.

Il y a aussi une frontière fragile (tant en Amérique qu’en Europe) entre, d’une part, l’idée que les confinements dus à la Covid-19 sont un stratagème délibéré mené par l’élite pour concentrer l’économie entre ses mains et, d’autre part, la conviction que l’infection est un risque grave, nécessitant un degré élevé de discipline publique. La question de savoir où se situe cette « frontière », de quel côté de la médiane elle se situe cette année, ainsi que le succès (ou l’échec) du déploiement de vaccins efficaces et sûrs, constitueront un événement politique clé, voire existentiel pour certains gouvernements et institutions.

Il est difficile d’imaginer que la croissance puisse simplement jaillir d’une nouvelle augmentation massive de la dette publique, le « carburéacteur » de Biden. Depuis 2008, la dette a étouffé la croissance, créé une culture de sociétés zombies et stimulé principalement l’augmentation des actions ou la fuite des actifs. Et il est difficile de voir une telle croissance venir d’une économie qui se concentre autour d’énormes mastodontes monopolistiques, qui étouffent l’innovation, tandis que les petites entreprises sont massacrées. La question est de savoir si la croissance est réelle ou s’il s’agit simplement d’une autre pelletée de liquidités pour fournir une croissance « imaginaire ». Les sondages (Forbes) suggèrent que 48% des petites entreprises américaines risquent de fermer pour de bon.

Bien sûr, la centralisation de l’activité économique autour des grandes entreprises représente l’élément central de la réorientation vers les grandes technologies. Cette dernière est présentée comme un « miracle » imparable du côté de l’offre, qui transformera la productivité et la croissance. Pourtant, cette thèse semble ne pas être soutenue par l’histoire : « Pendant un quart de siècle, après la Seconde Guerre mondiale », note le Chicago Booth Review, « la valeur de la production de chaque heure ouvrable a augmenté de 2,7 % par an. Puis il y a eu un ralentissement pendant 20 ans, de 1974 à 1994, lorsque la croissance de la productivité est tombée à 1,5 % par an. Cette période a été marquée par l’essor des ordinateurs personnels et l’intégration des nouvelles technologies dans un certain nombre d’industries – et, comme c’est le cas aujourd’hui, les gens se demandent pourquoi la croissance de la productivité s’est ralentie ». Robert Solow disait : « Je vois des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ».

Finalement, nous avons vu les ordinateurs dans les statistiques de productivité. Vers le milieu des années 1990, la productivité s’est à nouveau accélérée, jusqu’à environ 3 % par an. Elle y est restée pendant une décennie, avant de ralentir à nouveau. Elle n’a pas encore repris. Ainsi, la croissance annuelle moyenne de la productivité de 1,2 % que nous connaissons depuis le milieu des années 2000 est inférieure de moitié de ce qu’elle était au cours de la décennie précédente, et est même plus lente que le ralentissement qui a duré 20 ans, entre 1974 et 1994.

Malgré ce qui semble être des changements incroyablement rapides dans la technologie, nous ne voyons pas de croissance tirée par la technologie dans les données. En fait nous voyons le schéma opposé. Puisque la croissance économique exige une croissance de la productivité, si nous ne comprenons pas pourquoi ce n’est pas le cas et comment y remédier, nous n’obtiendrons pas d’augmentation durable du PIB par habitant.

Les Bleus ont ramassé la mise. Pourtant, l’année ne fait que commencer : L’adhésion des Bleus à la révolution culturelle Woke pourrait bien s’avérer être son talon d’Achille. Elle va à l’encontre des références historiques sur les relations humaines et les cultures. Le danger d’une réédition de style libéral à la Francis Fukuyamaserait qu’elle ne puisse apaiser l’idéal héroïque homérique de Thymos– les grandes passions qui poussent l’homme à rechercher la gloire et la renommée. Fukuyama observe que « Thymos est le côté de l’homme qui recherche délibérément la lutte et le sacrifice ». Une fois tous nos désirs matériels et politiques satisfaits, l’âme humaine cherchera des pulsions plus profondes et plus anciennes, un besoin de reconnaissance et de gloire comme celui qui a conduit Achille à sa mort, tout en le sachant à l’avance, sur le champ de bataille de Troie.

« Ceux qui restent insatisfaits auront toujours la possibilité de recommencer l’histoire », remarque Fukuyama.

Alastair Crooke*

« America’s Battle Over the Nature and Direction of Change Itself  ». Strategic Culture, January 11, 2021

Traduit de l’anglais par Wayan, relu par Hervé pour le Saker Francophone

*Alastair Crooke, diplomate britannique, fondateur et directeur du Conflicts Forum. Il a été une figure de premier plan dans le renseignement militaire britannique « Military Intelligence, section 6 (MI6) » et dans la diplomatie de l’Union européenne. Il a reçu le très distingué ordre de Saint-Michel et Saint-Georges (CMG), ordre de la chevalerie britannique fondé en 1818.

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