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1er août 2017

La CIA et la contre-révolution au Venezuela

par Atilio A. Boron *

 

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La société capitaliste a pour un de ses principaux traits, l’opacité. Si dans les vieux modes de production précapitalistes, l’oppression et l’exploitation des peuples, sautaient aux yeux et acquéraient aussi une expression formelle et institutionnelle dans les hiérarchies et les pouvoirs, au sein du capitalisme prévaut l’obscurité et, avec elle, le désordre et la confusion. C’était Marx qui avec la découverte de la plus-value a levé le voile cachant l’exploitation à laquelle étaient soumis les travailleurs « libres », émancipés du joug médiéval. Et c’était lui aussi qui a dénoncé le fétichisme de la marchandise dans une société où tout devient une marchandise et par conséquent où tout se présente de manière fantasmagorique devant les yeux de la population.

Cette introduction vient à propos quant à la négation du rôle de la CIA dans la vie politique des pays latinoaméricains, bien que pas seulement de ceux-ci. Son activisme permanent est inévitable et il ne peut pas passer inaperçu pour un regard un tout petit peu attentif. Malgré cela quand on parle de la crise au Venezuela – pour prendre l’exemple qui nous préoccupe en ce moment- et des menaces qui planent sur ce pays, jamais l’ « Agence » est nommée, sauf dans de rares exceptions isolées. La confusion que génère avec son opacité et son fétichisme, la société capitaliste se paie par de nouvelles victimes dans le champ de la gauche. On ne devrait pas être surpris que la droite va encourager cette dissimulation de la CIA. La presse hégémonique – en réalité, la presse corrompue et canaille - ne la mentionne jamais. C’est un sujet tabou pour ces imposteurs en série. Ni la CIA, ni aucune des quinze autres agences qui constituent l’ensemble de ce qu’on appelle aimablement aux États-Unis d’Amérique « communauté d’intelligence ». Euphémismes mis à part, c’est un conglomérat redoutable de seize bandes criminelles financées avec des fonds du Congrès des États-Unis et dont la mission est double : recueillir et analyser de l’information et, surtout, opérer activement sur les diverses scènes nationales avec un rang d’action qui va du maniement et de la manipulation de l’information et du contrôle des médias, le fait de circonvenir des leaders sociaux, fonctionnaires et hommes politiques, la création d’organisations écran dissimulées comme d’innocentes et insoupçonnés ONGs consacrées à des causes humanitaires sans objection possible, jusqu’à l’assassinat de leaders sociaux et d’hommes politiques qui dérangent et l’infiltration au sein - et la destruction de - toute espèce d’organisations populaires. Quelques ex-agents abominables et repentants de la CIA ont décrit tout ce qui précède avec moults détails, noms et dates, ce qui me dispense d’abonder sur le sujet. [1]

Que la droite soit complice de la dissimulation du rôle principal des structures d’intelligence des États-Unis est compréhensible. Elle fait partie de la même faction et elle protège par un mur de silence ses acolytes et sicaires. Ce qui est absolument incompréhensible, c’ est ce que les représentants de plusieurs secteurs de la gauche –en particulier le trotskisme-, le progressisme et des certains intellectuels attrapés dans les enivrantes vapeurs du postmodernisme, s’inscrivent dans ce négationnisme où non seulement la CIA disparaît de l’horizon mais aussi l’impérialisme. Ces deux mots, CIA et impérialisme, font non par hasard irruption dans les nombreux textes écrits par les représentants de ces courants à propos du drame qui se déroule aujourd’hui au Venezuela et qui, devant leurs yeux, semble avoir comme responsable unique le gouvernement bolivarien. Ceux qui s’inscrivent dans cette perspective erronée -incurablement erronée- d’interprétation oublient aussi la lutte de classes, qui brille par son absence surtout dans les analyses de suppositions marxistes qui ne sont pas autre chose que des « marxólogos », ce sont les docteurs cultivés soûlés par les mots, comme parfois le disait Trotski, mais qui ne comprennent pas la théorie et encore moins la méthodologie de l’analyse marxiste et c’est pourquoi devant les attaques subies par la révolution bolivarienne, ils exhibent une indifférence glacée, dans les faits, qui devient de la complaisance avec les plans réactionnaires de l’empire.

Toute cette horrible confusion, stimulée, comme nous le disions, au commencement par la nature même de la société capitaliste, se dissipe aussitôt qu’on se rappelle l’infinité des interventions criminelles réalisées par la CIA en Amérique Latine (et là où c’était nécessaire) pour déstabiliser des processus réformistes ou révolutionnaires. Une énumération sommaire à la volée, inévitablement incomplète, soulignerait le sinistre rôle tenu par « L’agence » au Guatemala, en 1954, en renversant le gouvernement de Jacobo Árbenz et en organisant une invasion dirigée par le colonel mercenaire, Carlos Castillo Armas, qui après avoir fait ce qui lui était ordonné, serait assassiné trois ans plus tard dans le Palais Présidentiel. Continuons : Haïti, en 1959, en soutenant à l’époque le menacé régime de François Duvalier et en garantissant la perpétuité et l’appui à cette dynastie criminelle jusqu’à 1986. Et ne parlons pas de l’intense participation de « l’Agence » à :

  • Cuba, depuis les débuts mêmes de la Révolution Cubaine, activité qui continue encore jusqu’à aujourd’hui et qui enregistre comme l’un de ses principaux méfaits l’invasion de Plage Giron en 1961 ;
  • Brésil, 1964, en tenant un rôle très actif dans le coup militaire qui a abattu le gouvernement de Joao Goulart et a plongé ce pays sud-américain dans une dictature brutale qui a duré deux décennies ;
  • Saint-Domingue, République Dominicaine, en 1965, en appuyant l’intervention des soldats d’infanterie navale en luttant contre les patriotes dirigés par le Colonel Francisco Caamaño Deño ;
  • Bolivie, en 1967, en organisant la partie de chasse du Che et en ordonnant son exécution lâche dès qu’il était tombé blessé et capturé dans un combat. La CIA est restée sur le terrain et devant la radicalisation politique qu’il y avait lieu en Bolivie, a conspiré pour abattre le gouvernement populaire de Juan J. Des tours en 1971.
  • Uruguay, en 1969, quand la CIA a envoyé Dan Mitrione, un spécialiste en techniques de torture, pour entraîner les militaires et la police pour arracher des confessions aux Tupamaros. Mitrione a été exécuté par ceux-ci en 1970, mais la dictature installée par « l’ambassade » dès 1969 a duré jusqu’à 1985 ;
  • Chili, depuis le début des années soixante et en intensifiant leur action avec la complicité du gouvernement démocrate - chrétien d’Eduardo Frei. La nuit même où Salvador Allende gagnait les élections présidentielles du 4 septembre 1970, le président Richard Nixon a convoqué d’ urgence le Conseil national de Sécurité et a ordonnéà la CIA d’empêcher par tous les moyens la prise de fonction du leader chilien et, au cas où cela serait impossible, de ne pas économiser les efforts et l’argent pour le renverser. « Ni une vis ni un écrou pour le Chili » a dit ce plouc qui serait délogé ensuite de la Maison Blanche par un procès.
  • Argentine, en 1976, la CIA et l’ambassade ont été d’actives collaboratrices de la dictature génocide du général Jorge R. Videla, en comptant aussi sur avec le soutien et le conseil non dissimulés du Secrétaire d’État de l’époque Henry Kissinger ;
  • Nicaragua, en soutenant contre vents et marées à la dictature somoziste et, à partir du triomphe du sandinisme, en organisant la « contre » en ayant recours aussi au trafic illégal d’armes et de drogues depuis la même Maison Blanche pour atteindre ses objectifs ;
  • Salvador, dès 1980, pour contenir l’avancée du groupe de guerilleros du Front Farabundo Martí de Libération Nationale, en s’ impliquant activement pendant les douze ans de guerre civile qui a fait plus de 75 000 morts.
  • Grenade, en liquidant le gouvernement marxiste de Maurice Bishop.
  • Panama, 1989,par une invasion orchestrée par la CIA pour renverser Manuel Noriega, un ex-agent qui a pensé qu’il pouvait s’émanciper de ses chefs, occasionnant au moins 3 000 morts dans la population.
  • Pérou, à partir de 1990, la CIA a collaboré avec le président Alberto Fujimori et son Chef du Service d’Intelligence, Vladimiro Montesinos pour organiser des forces paramilitaires pour combattre le Sentier lumineux et, du coup tout gauchiste à portée de tir, ou laissant un solde triste qui se mesure par des milliers de victimes.

Etant donné ces précédents : quelqu’un pourrait-il penser que la CIA est restée bras croisés devant la présence des FARC-EP et de l’ELN en Colombie, où les États-Unis disposent de sept bases militaires pour le déploiement de leurs forces ? Ou qu’elle n’agit pas systématiquement pour corroder les bases d’appui de gouvernements comme ceux d’Evo Morales et, dans à son époque de Rafael Correa et aujourd’hui Lenín Moreno ? Ou qu’elle s’est retirée dans ses quartiers d’hiver et a arrêté d’agir en Argentine, au Brésil, et dans toute cette immense région constituée de l’Amérique Latine et des Caraïbes, considérée avec juste raison comme la réserve stratégique de l’empire ? Seulement par ignorance ou ingénuité, une telle chose pourrait elle être pensée.

Quelqu’un peut-il, par conséquent, être surpris du rôle principal que la CIA tient aujourd’hui au Venezuela, le « point chaud » de l’hémisphère occidental ? La direction étasunienne -la réelle, celle du « deep state » comme disent ses observateurs les plus brillants, non les mascarons de proue qui pérorent depuis la Maison Blanche- peut- elle être si, mais si inepte, pour se désintéresser du sort qui peut toucher la lutte établie contre la Révolution Bolivarienne dans le pays qui dispose les plus grandes réserves prouvées de pétrole du monde ? Est-il possible que pour le trotskisme latinoaméricain et d’autres courants également égarés dans la stratosphère politique, que la MUD et le chavisme puissent être « la même chose » et ne provoquent dans ces courants rien d’autre qu’une indifférence suicidaire.

Mais les administrateurs impériaux, qui savent ce qui est en jeu, sont conscients de que l’unique option qu’ils ont pour s’emparer du pétrole vénézuélien – objectif plus qu’évident et exclusif de Washington - est d’ en finir avec le gouvernement de Nicolás Maduro en laissant de côté tout scrupule afin d’obtenir ce résultat, de brûler vif des personnes à incendier des hôpitaux et des crèches. Ils savent aussi que le « changement de régime » au Venezuela serait un triomphe extraordinaire pour l’impérialisme US parce que, en installant à Caracas ses pions et laquais, ceux mêmes qui s’enorgueillissent de leur condition de lèche-bottes de l’empire, ce pays deviendrait de fait un protectorat usaméricain, en montant une farce pseudo démocratique -comme celles qu’il y a déjà dans différents pays de la région- que seule une nouvelle vague révolutionnaire pourrait arriver à faire échouer. Et devant cette option, empire versus chavisme, il n’y a pas de neutralité qu’il vaut.

Non, cela ne nous n’est pas égal. Une chose ou l’autre, cela ne nous pas est pas égal ! Parce que, malgré les défauts, erreurs et déformations qu’a subi le processus commencé par Chávez depuis 1999 ; malgré la responsabilité que le président Nicolás Maduro a pour éviter la déstabilisation de son gouvernement, les réussites historiques du chavisme dépassent largement ses erreurs et le met à l’abri de l’agression des États-Unis d’Amérique et ses servants. C’est une obligation morale et politique incontournable pour ceux qui se disent défendre le socialisme, l’autodétermination nationale et la révolution anticapitaliste. Et cela, rien de moins que cela, c’est ce qui est en jeu les jours prochains sur la terre de Bolivar et de Chávez, et à ce tournant personne ne peut avoir recours à la neutralité ou à l’indifférence. Ce serait bien de se rappeler l’avertissement que Dante a placé à l’entrée du Septième Cercle de l’Enfer : « ce lieu, le plus horrible et brûlant de l’Enfer, est réservé à ceux qui dans des temps de crise morale ont opté pour la neutralité ». Prenez note.

Atilio A. Borón* pour son blog Atilio A. Borón

Atilio A. Borón. Buenos Aires, Juillet 2017.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

* Atilio A. Boron est politologue et sociologue argentin, docteur en Sciencies Polítiques de l’Université de Harvard. Directeur du PLED, Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini. Son blog est : Atilio A. Boron.

El Correo de la Diaspora. Paris le 1er août 2017

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Notes

[1- John Perkins, « Les Confessions d’un assassin financier » (Éditeur : Al Terre (15/09/2005) ISBN : 2896260013). Edition originale : «  Confessions of an Economic Hit Man First  » published by Berrett-Koehler Publishers, Inc., le San Francisco, CA, des USA.

 Et aussi le texte pionnier de Philip Agee, «  Inside the Company : CIA Diary  », Penguin (1975) (ISBN 0-1400 4007-2). Traduction française : «  Journal d’un agent secret : Dix ans dans la CIA  », éd. Seuil (1976) (ISBN 2-0200-4320-3) », et publié en Argentine sous le titre : « La CIA por dentro. Diario de un espía » (Buenos Aires : Editorial Sudamericana 1987).

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