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23 avril 2007

L’irrésistible enchantement du simple.
Quand les intellectuels du Nord opinent sur le Sud

par Raúl Zibechi *

 

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A droite et à gauche, des intellectuels du "Premier Monde" aiment souvent égrainer analyses et projections, critiques et apologies sur différents aspects politico-sociaux d’Amérique latine. Dont ceux qui se placent à gauche, abondent dans les simplifications et "leçons" sur ce que devraient faire les gauches et les mouvements sociaux.

C’est presqu’un lieu commun entre les intellectuels du "Premier Monde" de considérer qu’en Amérique Latine le pendule oscille vers la gauche. L’avis est répandu que notre continent est aujourd’hui une sorte de laboratoire d’alternatives, que nombre voient avec enthousiasme et espoir, peut-être en contrepartie de la situation peu attrayante qu’ils vivent dans leur propre pays, où des mouvements puissants - comme celui qui a gagné les rues il y a quelques années contre la guerre en Irak - sont aujourd’hui sans susbtance et endormis.

Sans la moindre prétention d’épuiser le sujet, un bref examen des articles récents d’une poignée d’intellectuels - les étasuniens Noam Chomsky et James Petras, le français Alain Touraine et les auteurs d’Empire, Michael Hardt et Toni Negri - est suffisant pour démontrer tant la prédominance d’une analyse simplificatrice qui fuit les complexités par lesquelles traverse l’Amérique latine, que le transfert de problèmes domestiques du Premier Monde sur des réalités éloignées.

La réduction vers du simple

Dans un récent article intitulé "América Latina : cuatro bloques de poder" (la Jornada, 10-III-07) Petras soutient qu’au niveau des organisations la "gauche radicale" du continent est réduite aux Forces Armées Révolutionnaires de la Colombie (FARC). Dans ce même bloc il inclut des "secteurs" de mouvements urbains et paysans du Venezuela, de El Alto (Bolivie), du Mouvement des Sans Terre du Brésil, et de même pour un partie des mouvements sociaux d’Équateur, Mexique, Pérou et Argentine. Le second bloc est formé par qu’il appelle la "gauche pragmatique", dans laquelle se démarquent Hugo Chavez, Evo Morales et Fidel Castro, outre les grands partis de gauche d’Amérique Centrale et d’Amérique du Sud, les dirigeants du MST du Brésil, la centrale syndicale CTA de l’Argentine, le PRD du Mexique et le MAS de la Bolivie. Il les considère pragmatiques parce que "ils n’ont pas appelé à l’expropriation du capitalisme, ni au rejet de la dette, ni à l’aucune rupture de relations avec les Etats-Unis".

Cela surprend, par exemple, que Petras inclut dans la même barque le président cubain et le PRD mexicain, un des partis les plus modérés de la gauche continentale. Plus encore, il croit que Chavez est un radical pragmatique que les Etats-Unis "peuvent accommoder", et soutient que Cuba n’est plus radical parce qu’ "elle a tendu une main diplomatique à Uribe (président de la Colombie), rejette la gauche révolutionnaire du FARC et soutien en public des néolibéraux comme Lula da Silva, Nestor Kirchner et Tabaré Vazquez". Dans le bloc des "néolibéraux pragmatiques" il place ces trois mandataires et, sans le mentionner, l’actuel président d’Équateur, Rafael Corréa. Dans le quatrième bloc, celui des "néolibéraux doctrinaires", il place Michelle Bachelet (Chili), le président mexicain Felipe Calderon et le colombien Alvaro Uribe, parce qu’ "ils suivent au pied de la lettre les dictats de Washington".

Touraine, dans un article publié dans la revue Nueva Sociedad (Caracas, septembre-octobre 2006) intitulé "Entre Bachelet et Evo Morales, existe t-il une gauche en Amérique latine ?", essaye une lecture plus ambitieuse mais démarre avec une affirmation déconcertante : "Les catégories de gauche et de droite perdent leur sens en Amérique latine". En écartant ce langage, il soutient que le défi auquel fait face le continent est "de placer les luttes sociales dans un cadre institutionnel et démocratique", comme c’est le cas en Europe et aux Etats-Unis. Et continue avec une autre affirmation aussi surprenante : "Aujourd’hui l’Amérique latine paraît plus loin de trouver une expression politique à ses problèmes sociaux qu’il y a trente ans".

Pour Touraine le principal problème de la gauche est ne pas avoir construit un lien entre les mouvements sociaux et les partis politiques, qui serait la clé pour son institutionnalisation convoitée du secteur social. D’un trait de plume il écarte le vaste éventail qui va du zapatisme à Lula. Du premier il dit que "l’espoir né de la révolte zapatiste a disparu", et se dit déçu avec Lula par son "renoncement à élaborer un projet à la fois politique et social du changement". La conclusion est simple : "Ceci nous oblige à parler d’un échec fondamental des solutions que nous pourrions appeler de gauche sur l’ensemble du continent".

Ainsi alors que Petras s’attache à inclure la force à tout le tissu complexe de la gauche politico-sociale du continent à travers quatre catégories que sonnent « arbitraires », Touraine extrapole sur notre continent une réalité qui a bien fonctionné dans le sien mais qui - à moins qu’on présuppose que tout le monde doit assumer le parcours européen - ne paraît pas évidente pour être le chemin adéquat urbi et orbi. Les questions s’entassent. Les deux analystes croient-ils au caractère central du politico-partisan quand tout indique qu’en Amérique Latine les sociétés civiles débordent ces institutions ? Peut-on encore suivre la référence à l’impérialisme et l’attitude vers la dette externe comme clé de voute pour comprendre les chemins sinueux des mouvements ? Le "lien" que défend Touraine entre les mouvements et les partis, n’a t-elle pas été dans l’histoire récente la meilleure façon de domestiquer les premiers en subordonnant les deuxièmes ?

Petras, qui s’est éloigné du MST à cause de son "pragmatisme", paraît ne pas vouloir admettre que pour les « Sans Terre » le triomphe de Lula est positif, même en sachant qu’il ne va pas promulguer la réforme agraire. Pour ce mouvement, qui rassemble deux millions de personnes dans cinq mille occupations de terres ? tout ne peut être résumé dans la rupture avec le capitalisme et le non paiement de la dette externe, notamment, parce qu’on doit assurer jour après jour un minimum de vivres pour ses membres. Et, surtout, parce que son caractère anti systémique ne passe pas par "faire un appel à l’expropriation du capitalisme" mais par essayer de survivre - malgré et à l’intérieur du système - en essayant de ne pas le reproduire, ce qui implique d’encourager de nouvelles façons de travailler, de s’auto éduquer, de veiller à la santé et à cette série de questions qui font la vie quotidienne. Et qui ont une faible relation avec le discours. La théorie révolutionnaire classique a été mise en cause par la pratique de quelques mouvements (surtout les indiens de Chiapas et de Bolivie et les Sans Terre, mais chaque fois plus par les féministes et d’autres supposées "minorités") sur un point clef : l’exigence d’une "rupture" avec l’ancien régime comme axe autour duquel les changements tournent. La logique binaire réforme- révolution a cessé de fonctionner il y a bien longtemps pour expliquer le caractère des processus sociaux.

Regard euro-centrique

Touraine soutient que "dans la majorité des pays latino-américains l’inégalité a été transformée d’une telle manière dans un dualisme structurel, que le continent paraît incapable d’obtenir ce que la Grande-Bretagne et d’autres pays, y compris les Etats-Unis et la France, ont pu créer : quelque chose qui va au-delà de la démocratie politique, mais qui ne la détruit pas et qui la renforce même, c’est-à-dire, une démocratie sociale fondée sur la reconnaissance, par la loi ou la négociation collective, des droits des travailleurs". Il paraît abusif de prendre le « Premier Monde » comme exemple de démocratie sociale, pour deux raisons presque élémentaires : chaque continent et chaque pays, en fonction de ses propres ressources, créera ce qu’il peut sans avoir besoin de mettre en avant des modèles qui s’adaptent difficilement à ces réalités. Il paraît difficile de parler de "droits des travailleurs" dans un continent où deux tiers, au moins, de la force de travail sont précaires et sans contrats.

Deuxièmement, le sociologue français laisse de coté quelque chose de basique pour qui se réclame de gauche. Jusqu’à quel point "les démocraties sociales" européennes, construites dans la période des états providence, n’ont pas été lubrifiées par de processus d’exportation de capitaux, c’est à dire par l’impérialisme ? Tout indique que dans la plupart des pays de l’Amérique Latine le premier pas « démocratisateur » doit être la décolonisation et « dé-patrimoinisation » des états, qui sont un clair héritage colonial d’où on les regarde. N’est ce pas peut-être les pays du Nord et leurs multinationales qui ont empêché que dans cette partie du monde fonctionne une certaine forme d’État du bien-être ? Qui ont soutenu des élites locales chaque fois qu’elles couraient le risque de perdre les manettes ?

À cette hauteur de l’histoire, entre des personnes de gauche on ne devrait pas consacrer du temps à expliquer que "la lutte contre les inégalités" que réclame Touraine, et qui est certainement loin d’avancer, requiert la rupture avec ceux qui ont profité de ces inégalités : parmi lesquelles se démarquent les grandes entreprises du « Premier Monde », une bonne partie d’entre elles sont européennes, françaises et espagnoles. Les théories du développement et le processus de substitution des exportations ont échoué, notamment à cause de l’attitude de ces entreprises et des gouvernements qui les ont soutenues. Et cela devrait être presqu’un lieu commun que les intellectuels de gauche du Nord ne devraient pas laisser passer.

Tandis que Petras croit que les FARC et ceux qui pensent comme eux sont le noyau de la révolution latino-américaine, Touraine soutient que maintenant "le futur politique du continent dépend des occasions que la Bolivie à de construire et faire devenir réalité un modèle de transformation sociale et, en même temps, de gagner de l’indépendance par rapport à la rhétorique de Chavez". À son avis, c’est le gouvernement d’Evo qui est le mieux situé pour porter la lutte contre l’inégalité avec la lutte pour la démocratie. Mais il ne semble pas que ce gouvernement puisse faire les deux choses, ou certaines d’entre elles, sans démonter un État colonial qui exclut les deux tiers des boliviens et qui soutient les intérêts d’entreprises du Nord. Les difficultés que trouve Evo pour effectuer une nationalisation effective des hydrocarbures montrent une triple alliance entre les multinationales, les gouvernements des pays où elles sont installées et les élites locales. Sans donner ce pas il est impensable de commencer à combattre contre les inégalités.

Le rôle de la critique

Trop souvent le regard des intellectuels de gauche du Nord définit un agenda qui ne correspond pas précisément aux nécessités, problèmes ou urgences du Sud. C’est le cas Negri et de Hardt, qui montrent leur sympathie pour les gouvernements progressistes et de gauche du continent mais depuis un regard assez étranger à la région. Dans une entrevue accordée à Brecha (16-XII-05), Hardt défend la thèse que l’importance de ces gouvernements est que "les alliances de ces pays peuvent provoquer des transformations dans les relations internes de l’empire, qui ne le font pas disparaître mais elles obtiennent une nouvelle relation de forces". En somme, ils sont importants comme façon de freiner George W Bush et de renforcer le multilatéralisme que tant d’analystes défendent. Ce qui paraît évident et serait très positif pour la santé de l’humanité et, encore, pour les peuples latinoaméricains. Mais la réalité est plus complexe : les gens ne se sont pas consacrés à combattre pendant des décennies pour résoudre des contradictions de l’empire, même si le résultat peut bien être celui-là.

Même quelqu’un d’aussi mesuré et raisonnable que Chomsky souvent tombe dans le piège, en décrivant la réalité en noir et blanc. Dans l’article "l’Amérique Latine déclare son indépendance" ( Brecha , (20-X-06) il indique que "du Venezuela à l’Argentine, la région s’est soulevée pour renverser le legs de la domination externe des derniers siècles". Sur cette base il conclut que "les nouveaux programmes qui sont menés à bien en Amérique Latine retournent les modèles qui remontent à la conquête espagnole et qui se caractérisent par le lien entre les élites latinoaméricaines avec les pouvoirs impériaux". L’affirmation reflète plus le désir de voir l’empire mis en échec qu’une réalité constatable.

Même un média aussi solide et raisonnable que Le Monde Diplomatique, dirigé par Ignacio Ramonet, ne recule devant rien à l’heure de célébrer des processus de changement comme celui du Venezuela. Le soutien de Ramonet au gouvernement de Chavez, ainsi qu’à la révolution cubaine, fait partie d’un engagement sain des intellectuels du « Premier Monde ». Mais ce positionnement est, la plupart du temps, fait au prix d’omettre des critiques ou de laisser passer des orientations peu heureuses comme celles que montre l’actuel débat sur "le Socialisme du XXIe Siècle" lancé par le président du Venezuela. Sur ce sujet, ce sont précisément les intellectuels européens qui sont dans de meilleures conditions pour favoriser un débat nécessaire et urgent, sur la base de l’expérience du "socialisme réel" et de l’avalanche des études consistantes qui ont été menées dans le vieux continent.

Il est certain que les intellectualités européennes et des Etats Unis ont été et sont des sources d’inspiration inéluctables pour les gauches - politiques, sociales, académiques, culturelles - latinoaméricaines. Mais ce continent est aujourd’hui en condition de faire ses propres analyses et diagnostics et même de proposer des solutions, la plupart du temps soutenues par des études menées par le « Nord », bien qu’on enregistre une "autonomie épistémologique" croissante. Les relations interculturelles, dont on parle, sont un défi que nous commençons à peine à traverser. Et un des pires effets des analyses simplificatrices, comme celles de Petras et de Touraine, est de favoriser parmi leurs partisans un ensemble de certitudes qui ne contribuent pas à instaurer le débat ni à ouvrir le jeu à la diversité d’avis que nécessitent toutes les parties prenantes au changement social.

Traduction de l’Espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi.

Alai Amlatina. Montevideo, le 23 avril 2007.

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