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10 octobre 2014

Guerre pure à Téhéran

par Pepe Escobar *

 

J’arrive d’une semaine exaltante à Téhéran. Avant mon départ, j’avais en toute conscience décidé de n’apporter qu’un livre dans mon sac à dos. Mon choix s’est arrêté sur Pure War, ce classique de Paul Virilio datant de 1983, que la maison Semiotext(e) à Los Angeles a réédité en 2008, et que je m’étais procuré quelques jours plus tôt à la librairie Foyles à Londres.

Pour l’œil itinérant, aller en Iran revêt toujours un cachet particulier. L’approbation d’un visa de journaliste prend habituellement des siècles. J’en étais à mon sixième voyage et je n’avais pas de visa. Juste un numéro fixé à un visa à l’aéroport. Jusqu’à la dernière minute, je croyais que j’allais être expulsé de l’aéroport international Imam Khomeiny International et renvoyé à Abou Dabi, qui prétend maintenant bombarder le calife. C’est alors qu’un petit miracle s’est produit : un salon VIP, un visa en 10 minutes et en moins de deux je me retrouve à Téhéran, qui est étrangement déserte en ce vendredi au lever du jour, après avoir passé par cette station spatiale psychédélique tout en vert qu’est le mausolée de l’imam Khomeiny.

Pourquoi Virilio ? Parce qu’il a été le premier à conceptualiser qu’avec l’explosion des guerres asymétriques, la guerre totale est devenue locale à l’échelle mondiale. J’ai approfondi ce thème dans mon livre Globalistan, paru en 2007, et dans mes écrits. Washington et Tel-Aviv menacent de bombarder l’Iran depuis des années. Virilio a été le premier à affirmer que la « paix » ne fait que prolonger la guerre par d’autres moyens.

Mai 68 en tant que théâtre de l’esprit, théâtre de l’imagination. Quand la société peut se transformer en œuvre d’art, en performance, avec les foules dans les rues faisant office de chœurs. La dernière réaction créative contre le consumérisme. « L’imagination au pouvoir ».

Une belle matinée ensoleillée devant l’enceinte du ministère des Affaires étrangères. Une exposition-installation sur la guerre « imposée », comme chacun le sait, entre l’Iran et l’Irak. Un champ de mines reconstitué ; une carte des pays fourbissant Saddam en armes ; des photos de jeunes combattants et martyrs qui ne devaient pas avoir plus de 14 ans. Un théâtre de triste mémoire. À la fin de 1978, Téhéran aussi avait eu ses foules dans les rues faisant office de chœurs… contre le chah. Khomeiny était une réaction contre le consumérisme, mais représentait-il « l’imagination au pouvoir » ? Le théâtre de la cruauté a englouti le tout par la suite, dans cette tragédie qu’a été la guerre « imposée ».

Dans le sens journalistique du terme, la guerre, c’est la délinquance nationale élevée au rang d’un conflit extrêmement important. C’est l’équivalent de ce que les sociétés anciennes appelaient des « tumultes ». Nous ne pouvons même plus parler de guerres, car il s’agit de délinquance interétatique. C’est du terrorisme d’État.

À Téhéran, mes hôtes extrêmement affables étaient les organisateurs de « Nouvel Horizon », la conférence internationale des libres penseurs. Après bien des circonvolutions, le ministère des Affaires étrangères a fini par y participer aussi. La conférence a abouti à une résolution importante condamnant le calife et son EIIS/EIIL, le sionisme, l’islamophobie, le sectarisme et le soutien aveugle de Washington envers tout ce qu’Israël fait subir à la Palestine : la délinquance nationale d’Israël, son terrorisme d’État. La conférence a aussi préconisé la coopération et la compréhension entre l’Occident et l’Islam, ce qui implique un combat contre la délinquance interétatique.

La meilleure défense, c’est l’attaque ; l’attaque doit reposer sur quelques idées ; des idées, il n’y en a aucune pour le moment. Aujourd’hui, l’imagination est dans l’image et c’est l’image qui est au pouvoir ; l’imagination n’est au service que de l’image.

Je dois abandonner un superbe repas traditionnel perse en plein air pour me rendre aux studios de Press TV, où j’ai à débattre avec le néoconservateur bien connu Daniel Pipes au sujet de l’EIIS/EIIL/Da’ech. Étonnamment, nous sommes tombés d’accord plus souvent que je ne l’aurais cru. Ce n’est pas très difficile, étant donné la « stratégie » de non-stratégie de l’administration Obama : une image (de bombes et de missiles Tomahawks) combattant une image (le Décapitation Show du calife au montage bien léché).

Au même moment, le discours du président Hassan Rohani aux Nations Unies continuait de faire des vagues. « Les extrémistes menacent nos voisins, ont recours à la violence et font couler le sang ». Ce sont les « peuples de la région qui sont en mesure d’obtenir des résultats » dans la lutte contre le calife. Rohani n’a pas fait d’allusion directe aux avions à réaction Made in USA prétendument déployés par la coalition des poltrons inconscients membres du Conseil de coopération du Golfe que sont la maison des Saoud, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le membre associé jordanien.

De toutes mes conversations se dégage un consensus : le vide politique créé par l’opération Choc et stupeur en 2003 et l’occupation qui a suivi ont mené à la montée d’Al-Qaïda en Irak, puis de l’EIIS/EIIL/Da’ech. Mais Téhéran et Washington auront beau avoir caressé l’idée d’unir leurs forces contre le calife, Washington a nié vouloir toute forme d’aide et Téhéran a rejeté d’emblée toute collaboration.

Pourtant, jour après jour, les propos de Rohani à New York ont trouvé écho à Téhéran : armer la « nouvelle » Armée syrienne libre et en Arabie saoudite par-dessus le marché équivaut à « former un nouveau groupe de terroristes avant de les envoyer combattre en Syrie » ; la « stratégie » de Washington est de mettre en place des dictateurs sunnites purs et durs qui se sont bâti une carrière en diabolisant les chiites.

Puis est arrivée l’intervention de l’autre calife « non officiel », le néo-ottoman Recep Tayyip Erdogan : la « coalition » ne sera pas autorisée à utiliser le « territoire » ou les « bases militaires » de la Turquie si « l’objectif n’est pas aussi de renverser le régime de Bachar al-Assad ». Qui a besoin du calife Erdogan pour lutter contre le calife Ibrahim ? Le général Qassem Suleimani, commandant en chef des Forces al-Qods (NdT : unité d’élite des Gardiens de la Révolution iranienne), a l’étoffe qu’il faut. Sa photo, aux côtés de peshmergas kurdes, a circulé partout en Iran après sa publication par l’IRINN (NdT : chaîne d’information en continu iranienne).

Le cinéma nous montre l’état de notre conscience. Notre conscience est un effet de montage, c’est un collage. Tout n’est que collage, découpage et assemblage. Ce qui définit assez bien ce que Jean-François Lyotard appelle la fin des grands écrits. La société sans classes, la justice sociale, plus personne n’y croit. Nous sommes à l’ère des micro-récits, l’art du fragment domine.

La joie de se retrouver au parc Laleh, un parc perse quadrillé aussi bien par des chats errants persans que par des bons joueurs de volleyball et de badminton et des petites familles poussant un landau. C’est ici que Arash Darya-Bandari, médiévaliste extraordinaire qui a passé de nombreuses années dans la région de la baie de San Francisco, me donne un cours en accéléré sur toutes les subtilités de l’un des derniers grands écrits qui restent en me parlant du chiisme et du concept de velayat-e-faqih, développé par Khomeiny. En termes purement non belliqueux, ce texte est censé depuis toujours porter sur la justice sociale. C’est pourquoi il échappe totalement au turbo-capitalisme.

Le parc en tant qu’agora : un jardin des délices intellectuels.
Pratiquement toutes mes grandes discussions ont eu lieu en déambulant dans le parc Laleh ou autour. Un soir, je me suis promené seul et je suis tombé sur un film révolutionnaire présenté sur une scène de fortune que l’on avait affublée d’une tranchée avec mortiers. L’auditoire n’était constitué que de quelques hommes seuls et des familles éparses. Le cinéma pour que la conscience de la guerre Iran-Irak demeure vivante.

À la dissuasion, s’est substituée la guerre de l’information, un conflit où la supériorité de l’information est plus importante que la capacité d’infliger des pertes.

La conférence Nouvel horizon ne pouvait faire autrement que porter sur la guerre de l’information. Le thème général était la lutte contre le lobby sioniste. Tous connaissent le lobby et sa façon de procéder, notamment aux USA. Dans mes courtes interventions, au ministère des Affaires étrangères et lors de la conférence, j’ai choisi de mettre l’accent sur sa portée financière et économique dans le monde. Il faut suivre la trace de l’argent. C’est le seul moyen de percer l’armure apparemment indestructible du lobby.

Autre visage de la guerre de l’information : partout où je suis allé, j’ai constaté avec plaisir que le livre de Gareth Porter (Manufactured Crisis : The Untold Story of the Iranian Nuclear Scare) était reçu comme une bénédiction. L’agence de presse Fars a traduit le livre en seulement deux mois, en y apportant un soin méticuleux, et l’a lancé lors d’une cérémonie toute simple.

Il est destiné à devenir un best-seller, ne serait-ce parce qu’il prouve de façon irréfutable comment le « complot » de l’Iran visant à doter ses missiles d’ogives nucléaires a été fabriqué de toutes pièces par le groupe terroriste Moudjahiddines du peuple (Mojahedin-e Khalq ou MEK), puis relayé par le Mossad à l’Agence internationale de l’énergie atomique. Quel contraste entre le respect manifesté envers Gareth à Téhéran et le mur de silence qui a accueilli la parution de son livre aux USA. Ce n’est qu’une autre réflexion de la « cruauté des miroirs » qui opposent Washington à Téhéran depuis 35 ans.

Comme on pouvait s’y attendre, les idiots analphabètes habituels aux USA ont qualifié la conférence de « festival de la haine antisémite ». Gareth a été décrit comme un « journaliste anti-Israël » et moi-même comme un « journaliste brésilien anti-Israël ». De toute évidence, ce brasier d’idioties n’a rien à faire du concept de « politique étrangère ».

L’espace n’est plus géographique, il est électronique. L’unité se trouve dans les terminaux. Elle se fait en un rien de temps dans les postes de commande, les quartiers généraux des multinationales, les tours de contrôle, etc. La politique occupe moins l’espace physique que les systèmes en temps réel gérés par diverses technologies. Nous sommes en train de passer de la géopolitique à la chronopolitique, où la distribution du territoire devient distribution du temps. La distribution du territoire est démodée, minimale.

Allons au bazar, distribution ultime du territoire urbain. À l’entrée principale, une horde brandissant des calculatrices et des bouts de papier fait un vacarme incroyable. Avec Roberto Quaglia, l’auteur d’une démythification tordue de la saga du 11 septembre, nous disons à la blague qu’on se croirait dans un marché aux esclaves. Ce n’est pas tout à fait cela. Ce n’est rien de moins qu’un marché à terme sur le cours du rial. Étant donné la fluctuation considérable de la devise nationale en raison des sanctions, elle a perdu les trois quarts de sa valeur ces dernières années, la possibilité de se remplir les poches devient irrésistible.

Nous rencontrons la belle Zahra, qui vend des serviettes faites à la main, mais qui est surtout une photographe de mode redoutable. Puis arrive enfin l’heure de ce rituel que j’adore depuis toujours : marchander le tapis tribal parfait, dans ce cas-ci un Zaghol des années 1930, qui ne sera plus jamais reproduit parce que les nomades locaux sont devenus sédentaires et qu’il n’y a plus de nouveaux tisserands. Un bel exemple de distribution du territoire devenu distribution du temps (perdu).

Les Pharaons, les Romains et les Grecs étaient des géomètres. Ils faisaient de la géopolitique. Nous n’en sommes plus là, nous sommes dans la chronopolitique. L’organisation, les interdictions, les interruptions, les ordres, les pouvoirs, les structures et la subjugation relèvent dorénavant tous du domaine de la temporalité. La résistance aussi devrait se tourner de ce côté.

Ce qui nous ramène, une fois de plus, aux sanctions. Bien de l’encre a coulé au sujet de ce que Rohani a dit au président autrichien Hans Fisher à l’ONU, à savoir que l’Iran est prêt à livrer du gaz à l’Union européenne. Mais ce ne sera pas pour demain, car les derniers chiffres que j’ai pu voir, à Téhéran, il y a quelques années, indiquent que le pays devrait investir au moins 200 milliards de dollars US pour moderniser son infrastructure énergétique. Rohani a été forcé de clarifier les choses, et Téhéran n’ira pas se vendre à bas prix à l’UE.

La levée des sanctions est essentiellement une question chronopolitique.

Nous sommes entrés à l’ère du terrorisme à grande échelle. De la même façon que nous parlons de petite et de grande délinquance, je crois que l’on pourrait parler aussi de petit et de grand terrorisme (…). Les complexes militaro-industriels et scientifiques continuent de fonctionner selon leur propre dynamique. C’est un moteur fou qui ne s’arrêtera pas.

Ce moteur fou, Téhéran l’a constamment en tête. Je me suis fait en quelque sorte « kidnapper » d’une réunion et me retrouve au milieu d’un petit groupe de réflexion avec, au mur, une superbe carte montrant les centres de commandement des USA. Tous les étudiants sont curieux de savoir ce que l’Empire réserve vraiment à l’Iran.

Une visite au « nid d’espions » (l’ancienne ambassade des USA) est également inévitable. La quintessence de la technologie des années 1970, parfaitement préservée comme nulle part ailleurs dans le monde, avec son matériel radio, ses prototypes d’ordinateurs, ses téléphones, ses rolodex et sa « salle de contrefaçon » pour les faux passeports. Pas étonnant que Washington ne se soit jamais remis de la perte de ce poste d’écoute en or couvrant tout le Moyen-Orient. L’immeuble redeviendra-t-il un jour une ambassade US « normale » ? Il faudrait le demander au Hamlet, de pacotille qui a bien failli se transformer en poseur de bombes fou.

Voilà pourquoi l’aéroport est devenu aujourd’hui la nouvelle cité. Les gens ne sont plus des citoyens, ce sont des passagers en transit. La société nomade, dans le sens des grands mouvements nomadiques, a fait place à une société concentrée sur le vecteur de transport. La nouvelle capitale est (…) une cité à l’intersection des possibilités de réalisation du temps, autrement dit, de la vitesse.

Le dernier jour ne pouvait se terminer sans une révélation. Je l’ai attendue toute la journée, dans le tourbillon d’innombrables interviews et au cours d’un succulent déjeuner indien au nord de Téhéran avec Gareth et le professeur Marandi de la Faculté des études mondiales à l’Université de Téhéran, le banquet de Platon idéal empreint de convivialité et d’intelligence. Puis, la nuit tombée, c’est la course effrénée à travers la ville jusqu’au mausolée de Rey, dans un quartier populaire, la pierre angulaire de Téhéran, l’un des principaux lieux de pèlerinage en Iran, avec Qom et Mashhad.

Illumination esthétique, surcharge sensorielle, force d’attraction spirituelle, avec cette joie de réaliser qu’il n’y a aucun autre Occidental en vue. Des dizaines de milliers de pèlerins commémorent la mort du gendre de l’imam Ali. Mais qu’est-ce donc que ce truc à propos de la fin des grands récits ? Ils sont toujours vivants dans l’Iran profond.

Finalement, tout s’estompe, comme dans un rêve de Coleridge. Ai-je rêvé à cet interlude perse ou est-ce Téhéran qui a eu un songe dans lequel je me retrouvais ? J’ai repris mon mode par défaut, celui d’un passager en transit avec son tapis nomade, son sac à dos et sa carte d’embarquement. Prochain arrêt : une ville anonyme à l’intersection des possibilités de réalisation de la vitesse.

Pepe Escobar pour Asia Times on Line

Original  : Pure War in Tehran, Asia Times Online, le 8 septembre 2014.

* Pepe Escobar est un journaliste brésilien de l’Asia Times et d’Al-Jazeera. Pepe Escobar est aussi l’auteur de : « Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War » (Nimble Books, 2007) ; « Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge » ; « Obama does Globalistan  » (Nimble Books, 2009).

Asia Times on line. Hong Kong, le 8 octobre 2014.

Traduit de l’anglais pour Vineyardsaker.fr par : Daniel

El Correo. Paris, le 10 octobre 2014.

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