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16 novembre 2014

France : « Podemos » à Paris

par Rafael Poch de Feliu*

 

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Sur le domino européen l’hypothèse d’une réaction en chaîne est possible : si Syriza gagne en février et Podemos s’installe à Madrid, la France éclatera.

Jorge Lago, l’un des compagnons de Pablo Iglesias, est passé par Paris. Sa visite a confirmé la fascination que le phénomène Podemos inspire dans la gauche française. Lago a été interviewé par certains des principaux médias alternatifs français, comme Mediapart (100 000 abonnés et une rédaction de 50 membres, qui est déjà une source et une référence inéluctable pour les médias conventionnels) ou Arret sur images, l’espace de réflexion médiatique avec 25 000 abonnés que Daniel Schneidermann dirige. Lago, qui a vécu, il y a 13 ans, un an à Marseille et parle bien français, s’est très défendu. Ces « garçons réveillés » que nous interviewions à Berlin en mai dernier à la veille des européennes, sont devenus un élément de premier ordre de la politique espagnole, à tel point que l’hypothèse de leur gouvernement en Espagne, avec des mairies importantes dans leur orbite, à Madrid, à Barcelone et dans autres grandes villes, n’est en rien une sottise.

Au sein de Podemos, il y a des gens qui ont la tête bien faite, comme le démontre le fait qu’ils ont été capables de dépasser le paradigme de ce qui reste de la gauche antifranquiste, et dont le message principal est reçu par 90 % de la société espagnole avec toute clarté : « ne vote pas pour moi ». Podemos a comme objectif la prise du pouvoir par la voie institutionnelle. Il a compris que l’adversaire n’est pas la « droite », mais une chose beaucoup plus vaste et supérieure : une oligarchie dont la ligne et le programme nuit à 90 % de la société. C’est pourquoi, sa tactique est la même que celle du plébiscite chilien de 1988, immortalisée dans le film « Non » de Pablo Larraín.

L’Amérique Latine a inspiré. Là-bas , différents mouvements et dirigeants ont réussi à parvenir au pouvoir en s’appuyant sur cette majorité écrasante populaire sinistrée. Ils les nomment « populistes », mais, d’abord, l’étiquette ne déplaît pas aux cerveaux de Podemos (ils ont lu Ernesto Laclau, « La raison populiste », 2005), parce qu’ils partent du bon sens et non du catéchisme radical, et, après, ils constatent qu’après de nombreuses décennies d’échecs, avec tous ses défauts et insuffisances, ces mouvements et leurs dirigeants ont mené de vraies transformations. Où en est aujourd’hui le Consensus de Washington en Amérique Latine ?

La différence du monde d’aujourd’hui avec celui des années soixante, c’est que maintenant un simple programme social-démocrate, avec le développement de l’état social, une politique fiscale orientée vers le nivellement et la nationalisation de la banque et des services basiques, est vu comme de « gauche radicale », explique Lago. Il a raison : Oskar Lafontaine, le dirigeant de la « gauche radicale » allemande et la plus grande figure de ce spectre en Europe, est un simple social-démocrate. En Amérique Latine, le simple fait de s’occuper budgétairement de la majorité exclue de la population, a transformé des gens comme Chávez, Morales ou Correa chrétien social) en quasi révolutionnaires.

La stratégie de Podemos fascine le gauche française, précisément parce qu’elle tombe juste à pique dans son débat. Le Parti Communiste français, une force qui conserve de grands avantages (organisation, engagement structuré, expérience administrative dans les institutions) mais qui sent en même temps la naphtaline, se maintient dans la conception classique du « front de la gauche » et s’obstine à travailler avec ce qu’il y a de récupérable, selon eux, dans le Parti socialiste français au pouvoir en ce moment.
En simplifiant un peu : entretenue au fil d’une génération (30 ans nous séparent depuis le tournant néolibéral de la gauche avec Mitterrand en 1983), cette stratégie a fondu les bases de la société. C’est à peine s’il existe une différence fondamentale entre la gauche officielle et la droite éternelle. L’électorat de gauche reste à la maison et même se permet de se laisser tenter par les reflets antisystème de l’ultra Front national. C’est pourquoi, Jean-Luc Mélenchon (4 millions de votes en 2012, un million en 2014) propose quelque chose de complètement différent : convoquer le peuple à un processus constituant qui reformule l’intérêt général, la VI eme République, une nouvelle Révolution Française contre l’ordre oligarchique, semblable dans sa ligne de division d’intérêts à l’absolutisme aristocratique qui a fait faillite dans ce pays en 1789 , lançant des impulsions libertaires universelles aujourd’hui encore en vigueur : Liberté, Égalité, Fraternité.

Grâce à De Gaulle et à sa forte tradition nationale, la France occupée, séparée et humiliée de la Deuxième Guerre mondiale a réussi à redevenir la principale puissance européenne pendant les « trente glorieuses ». En pleine guerre froide, quand le continent était un protectorat de Washington, la France a affirmé une certaine autonomie mondiale. À travers sa presse, le monde percevait des accents bien différents de ceux habituels à Londres ou à New York. La nation a continué à apporter de grands penseurs engagés sur le plan social bien après Sartre, Camus ou Braudel. Tandis que le désert réactionnaire s’étendait partout, en France, il y avait encore, les Lacan, Barthes, Lévi-Strauss, Foucault, Derrida et autres. En 1983, Mitterrand a changé un programme de transformation nationale pour un schéma européen de développement néolibéral.

Aujourd’hui, la politique extérieure française est un vassal de plus de l’Empire (le retour à l’OTAN n’a pas même suscité de débat), la presse est, comme partout, contrôlée par quatre ou cinq groupes oligarchiques (Lagardère, Bouygues, Bertelsmann, LVMH …) et au lieu d’ intellectuels qui stimulaient la conscience nationale, il y a une légion lamentable de communicateurs et de charlatans médiatiques dans le style Bernard-Henry Levy ou Bernard Kouchner.

La puissance relative (politique, culturelle, intellectuelle et créatrice en général) maintenue jusque dans les années quatre-vingt, a coïncidé avec le retournement de Mitterrand (1983) , changeant un projet de transformation nationale pour une intégration européenne façon néolibérale. Tout cela rend particulièrement angoissant l’actuel déclin de la France, parce que le point de départ était plus haut que ceux de la majorité des nations européennes. Aucune nation d’Europe souffre de la sensation d’avoir perdu tant dans la mondialisation néolibérale que la France. Et elle a encore beaucoup à perdre.

L’évolution du grand rival/partenaire allemand a été l’inverse : privée d’une tradition nationale universaliste, l’Allemagne gouverne son propre déclin en surfant sur la mondialisation. Sa politique européenne est un prolongement de sa politique nationale patronale. Le projet national allemand, si on peut parler de quelque chose de semblable, qui unit Merkel avec Habermas et Cohn Bendit, c’est de réaliser une Grande Europe fédérale qui dissout la citoyenneté. Berlin veut un plus d’Europe qui, malgré Habermas, a seulement pu se réaliser sous la clé du Marktkonforme Demokratie (une démocratie en accord avec le marché) de Madame Merkel et de ses associés de Bruxelles. Tandis qu’à Paris, il n’y a pas de projet européen alternatif, mais au moins la population sait ce qu’elle ne veut pas et en 2005, elle a voté contre la constitution européenne … On a la sensation de que plus d’Europe sous clé néolibérale il y aura, plus d’Allemagne et moins de France il y aura dans le continent ; plus de Austérité, Inégalité, Autorité, et moins de Liberté, Égalité, Fraternité. Cette sensation introduit à Paris une composante nationale particulière sans laquelle l’avancée du Front national ne se comprend pas.

En France, il y a une angoisse nationale de 30 ans. Une angoisse transversale qui se traduit dans des mouvements sociaux non identifiés, comme celui des Bonnets Rouges de la Bretagne – une espèce de jacquerie moderne - et même dans des initiatives conservatrices dans la ligne du Tea Party comme la Manif pour tous. Le défi de la gauche est de recueillir, d’articuler, cette angoisse nationale et de l’insérer dans la série historique française ; 1789, 1830, 1848, 1871, 1944 (programme du Conseil national de la Résistance), 1968, etc. ce qui en Allemagne (pays des révolutions manquées) est complètement impossible, la tradition sociale française le rend envisageable. Tandis que le contraire n’est pas démontré, cela continue d’être un pays socialement éruptif, Nicolas Sarkozy l’a dit il y a peu.

Podemos , qui évidemment agit sur la ruine institutionnelle espagnole spécifique, à cause du bâtiment, la corruption et le désenchantement général envers le discours officiel sur ce qui est arrivé depuis 1978, réalise cela actuellement sur ce à quoi une partie de la gauche réfléchit. Précisément c’est pourquoi, Podemos fascine à Paris. Nous verrons où cela mène.

Cela dit, revenons dans l’espace-temps concret : L’Europe 2015-2017. Une victoire, ou une avancée significative de Podemos à Madrid, unie à la victoire possible de Syriza en Grèce en février prochain, plus ce qui peut arriver au Portugal, tout cela, pourrait faire éclater la France. Sur le domino européen, l’hypothèse des contagions, d’une réaction en chaîne est possible : si Syriza gagne en février et Podemos s’installe à Madrid, la France éclatera. Alors seulement, une fois passés les processus constituants nationaux respectifs, on pourrait parler d’Essurope dans des termes sociaux et citoyens.

Rafael Poch depuis Paris pour La Vanguardia

La Vanguardia. Barcelone, le 9 novembre 2014.

* Rafael Poch, Rafael Poch-de-Feliu (Barcelone, 1956) a été vingt ans correspondant de « La Vanguardia » à Moscou et à Pékin. Avant il a étudié l’Histoire contemporaine à Barcelone et à Berlin-Ouest, il a été correspondant en Espagne du « Die Tageszeitung », rédacteur de l’agence allemande de presse « DPA » à Hambourg et correspondant itinérant en Europe de l’Est (1983 à 1987). Actuellement correspondant de « La Vanguardia » à Paris.

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 15 novembre 2014.

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