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27 novembre 2013

« En Amérique Latine il y a un certain printemps politique qui n’était jamais arrivé », analyse Enrique Dussel

par Enrique Dussel*

 

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Lors d’un entretien exclusif avec Télam, le philosophe argentin résidant dans la ville de Mexico, considère que la région « a commencé le processus de sa deuxième émancipation ».

Enrique Dussel vient de la Province de Mendoza en Argentine, il a du en 1975 s’exiler au Mexique, où il vit depuis cette époque et il continue de travailler comme enseignant à l’Université, alors qu’il a presque 79 ans.

Docteur en philosophie de l’Université Complutense de Madrid et docteur en histoire de La Sorbonne, à Paris il est également docteur honoris causa de l’université de Fribourg, en Suisse, et de l’Université de San Andrés en Bolivie et de l’Université de Buenos Aires.

En 1969, après le « Cordobazo », il a pris comme cadre d’analyse la « Théorie de la dépendance » et a commencé à développer à côté d’autres intellectuels la « Philosophie de la libération » [1].

« L’expérience initiale de la ‘philosophie de la libération’ consiste à découvrir le ’fait’ massif de la domination sur le plan mondial (centre - périphérie), au niveau national (élites-masses, bourgeoisie nationale - classe ouvrière et peuple), au niveau érotique (homme - femme), au niveau racial (la discrimination des races non-blanches), etc. », explique Dussel.

La dernière visite de l’intellectuel à Buenos Aires s’est tenue à l’occasion de la journée de « La Cartographie du pouvoir et de la géopolitique de la connaissance » que le ministère de la Défense argentin a organisé pour présenter la nouvelle projection cartographique du planisphère dessinée par l’Institut Géographique National et pour réfléchir aux relations entre géopolitique, pouvoir et production des connaissances.

A cette occasion, Dussels’est entretenu avec Télam sur l’actualité politique de l’Amérique Latine, le colonialisme, l’importance de la conception géopolitique du monde et la « Philosophie de la libération ».

Comment évaluez-vous les processus actuels en Amérique Latine ?

Il y a un certain printemps politique qui n’était jamais arrivé. Il y a une croissance. Je crois que nous avons commencé le processus de la deuxième émancipation. Nous élaborons les théories et nous vivons les premières grandes expériences d’une Amérique Latine qui commence enfin à se situer en égalité avec les autres blocs historiques qui surgissent.

Penser depuis soi, sans être bougé comme une marionnette, voilà ce que nous obtenons maintenant. Parce que nos patriotes l’ont obtenu en 1810. Ils savaient qu’ils s’étaient libérés de l’Espagne mais l’Angleterre était le nouvel empire et nous sommes tombés dans leurs mains. Et après dans celles des Etasuniens. Maintenant, pour la première fois, nous disons, comme l’a dit le président Kirchner lui-même à Bush : « Vous avez été choisis par le peuple étasunien, moi par le peuple argentin, donc nous sommes égaux ». Bush s’est mis en colère un peu : et Il a dit : « à quoi est-ce qu’il prétend celui-là ? ». Mais c’est justement une certaine dignité qui est acquise. Nous sommes dans un processus de décolonisation mentale.

Quel moment peut-on identifier comme la naissance des colonies ?

Parler des colonies n’est pas n’importe quoi. Le mot est romain. Les Romains avaient des colonies. Mais c’étaient des colonies homogènes, dirais-je. C’est-à-dire Rome était une ville et le sud de l’Italie était déjà la colonie. Mais dans le fond il y avait une continuité culturelle, linguistique, des coutumes, de tout. Colonie était la province. Mais réellement le premier empire que l’Europe conquiert en dehors de ses frontières est l’empire aztèque.

Je me souviens d’une conférence en Allemagne où un professeur m’a dit : « Non ! Comment ? Jules César a conquis La Gaulle ». Mais La Gaulle est France. C’était quelque chose dans la même culture de fond et d’une géographie au sein même de l’ empire romain dans la Méditerranée. Le sujet était de croiser un océan immense et d’arriver à une culture tellement différente qu’ils se sont demandés si ces gens étaient humains. Parce qu’ils les voyaient et ne savaient pas c’ étaient des hommes. Et un chroniqueur a dit : « Ils sont certainement humains. Ils étaient dans l’arche de Noé mais sont devenus bestiaux par leurs coutumes ». Cela fit le premier monde « autre » et ce sont les colonies.

En quoi consiste le concept de « géopolitique » ?

La Géopolitique est justement le fait de situer le pouvoir dans la géographie. Dans l’empire romain ils disaient : « tous les chemins mènent Rome ». Quand l’un va vers la Méditerranée, on prend l’habitude de voir tout à coup un chemin romain qui allait à Rome. Parce que c’était une grande pierre, d’un mètre par un mètre, où les chariots avec des roues en fer pouvaient circuler. Mais ils marchaient tellement par ce chemin qu’ils faisaient une espèce trou dans la roche. Tous les chemins mènent à Rome. C’est un concept spatial, politique. Géopolitique.

En même temps, la carte oriente une interprétation du centre à la périphérie. C’est pourquoi nous avons été plutôt situés dans la périphérie des cartes et en bas. Mais quand l’un dit en bas, il ne dit pas le sud. Le sud peut être là-haut, cependant en général c’est en dessous, comme le plus insignifiant. Et au nord, on trouve l’Europe et les États-Unis d’Amérique. La carte est déjà une interprétation du territoire. C’est-à-dire la carte, l’espace, est intimement mis en rapport au pouvoir.

Qu’est-ce que la « philosophie de la libération » ?

Se demander si l’on peut penser depuis la périphérie fut une question lancée en année 69 – 70. Depuis longtemps, mais d’ une certaine manière se posait déjà le sujet aujourd’hui si connu de la globalisation, parce que nous pensions qu’il y avait un centre qui étaient les États-Unis et à cette époque aussi l’Union Soviétique, le Japon. Et d’un autre côté, c’était la périphérie.

Comme nous étions des peuples périphériques, penser depuis chez nous à cette époque, était un peu inconcevable. Cependant, nous considérions qu’était possible de penser depuis le sud. Nous étions déjà en avance de 30 ans sur ce qui allait arriver.

Alors, « philosophie de la libération » , c’est de nous savoir une colonie. C’ est savoir qu’il y a eu un mouvement de la libération, de l’émancipation, au début du XIXe siècle mais plus ou moins interrompu. Parce que bien que nos héros aient lutté contre l’Espagne, enfin, l’Espagne était déjà un empire qui s’écroulait et nous sommes tombés entre dans les mains de l’Angleterre ou de la France, et après la Deuxième Guerre mondiale, des États-Unis d’Amérique. Un néo-colonialisme culturel, militaire ainsi est advenu … Nos militaires allaient étudier dans les écoles militaires, ils ont organisé les dictatures. Nous suivons l’étape coloniale et cela la « philosophie de la libération » l’a capté profondément. Le sujet était comment nous libérer.

Quel est le rôle de l’intellectuel dans l’Amérique Latine d’aujourd’hui ?

C’est de donner conscience de notre histoire, de donner conscience de la valeur de nos cultures, de nos expériences politiques. Le fait de penser à un dialogue avec les cultures mais un dialogue symétrique, personne n’est supérieur, personne au dessus de nous.

Ne pas accepter de domination et commencer à faire que notre autodétermination nationale et régionale soit une réalité. Cela, il faut le penser politiquement, littérairement, artistiquement, militairement, économiquement, technologiquement, scientifiquement, et à tous les niveaux. Et voilà ce que je crois qu’il est train de se produire. Cela commence à se produire d’une façon qui n’était jamais arrivée.

Enrique Dussel interviewé par Florencia Copley pour Télam

Télam. Buenos Aires, le 27 novembre 2013.

Voir la vidéo en espagnol de l’entretien d’Enrique Dussel

Traduit de l’espagnol pour El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo. Paris, le 27 novembre 2013.

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Notes

[1« Philosophie de la libération » est le titre de l’œuvre philosophique d’Enrique Dussel écrite et publiée au Mexique, en 1975. Le philosophe venait de s’installer au Mexique après l’attentat à la bombe qui a détruit sa maison en Argentine et qui l’a obligé à quitter le pays. Sans bibliothèque à portée de mains, Dussel écrit le livre de mémoire, sans citations ni appareil critique aucun. Il a initialement qualifié l’œuvre comme un exemple de philosophie postmoderne, au sens de dépasser les catégories modernes d’analyse philosophique (en particulier celles de Descartes et de Hegel), qu’il accuse d’être l’expression du colonialisme intellectuel européen. Par la suite il l’a qualifiée de « transmoderne », en faisant référence au projet de libération sociale et culturelle commune à tous les pays de la périphérie mondiale. Le livre s’ests transformé aussitôt en l’une des œuvres clés de la philosophie latinoaméricaine.

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