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24 juillet 2021

Cuba : la patrie ou la mort

par José Steinsleger *

 

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Dans leur droit, il y a ceux qui pensent que les manifestations à Cuba sont le résultat de la « dictature ». Mais omettre l’énorme impact économique, politique et émotionnel d’un blocus génocidaire vieux de 62 ans est une branlette idéologique et de la complicité avec l’ennemi.

C’était en 1966, et un jour est apparue au lycée une éblouissante psychologue de 23 ans qui nous a tous séduits. Experte en « orientation professionnelle », la psychologue a fait le tour des toutes classes, se mettant à disposition des élèves pour un « test d’évaluation ». Dans la mienne, nous avons tous levé la main avec excitation. Y compris mon meilleur ami, Vinzetti, qui était un militant actif au sein l’Union des élèves du secondaire. Il aidait dans les bidonvilles avec des prêtres engagés et, comme il le disait, il était clair sur son « orientation professionnelle » : le sacerdoce.

Des semaines plus tard, la psychologue m’a fait venir dans son bureau pour me donner les résultats du test. Elle m’a pris la tête : « Tu n’es pas très normal, disons ». J’ai déclaré fièrement : « Et vous pensez que Vinzetti est « normal » ? Il veut être prêtre ! « En fait, ce fut de la jalousie. Vinzetti avait une Fiat 600 (son père était riche), et il a juré avoir emmené la psychologue sur une plage pour discuter de son « orientation professionnelle ». Mais comme il ne m’a pas prêté la petite voiture, je l’ai traité de « petit bourgeois ». A quoi il m’a répondu : « Et à toi, il te manque la ’ conscience de la patrie ’ ».

L’année suivante, Vinzetti a commencé à servir dans les Commandos de Camilo Torres et, lors de la cérémonie de remise des diplômes, je lui ai demandé s’il conservait sa vocation religieuse.

Me tirant loin du groupe, il me dit :

 C’est seulement pour toi : je pars à Cuba avec Mabel.

 Et qui est Mabel ?

 Tu ne te souviens pas ? La psychologue, couillon.

Mabel et Vinzetti sont tombés en combattant la dictature militaire. Elle était enceinte. Ainsi, lorsque je suis revenu au pays après la guerre des Malouines, j’ai rendu visite à son père. Nous nous embrassons. Mais quand je suis entré dans la résidence, j’étais raide. Sur la porte d’entrée, une immense photographie de son fils et, en bas, une phrase de Paul Claudel : « La jeunesse n’est pas née pour le loisir, mais pour l’héroïsme » [1]. Manuel Vinzetti (1948-1976). Il est mort en tuant.

J’ai passé ces derniers jours à répondre sur WApp, à des courriels et à des appels téléphoniques. Je les résume en trois lignes : « Je suis inquiet. Quelles nouvelles as-tu de Cuba ? Ce n’est pas seulement que l’impérialisme les encourage, ce qui est vrai, mais je pense qu’il n’y a pas que cela ».

Comme l’a dit l’un des penseurs les plus lucides du Mexique, « c’est là le détail ». Eh bien, s’il y a une certitude que l’impérialisme promeut certaines nouvelles de Cuba, l’appréhension que « ce n’est pas que ça » conduit à croire qu’« il y a autre chose ». En effet, c‘est le cas.

En accordant le bénéfice du doute, imaginons deux camps. D’un côté, ceux qui serrent les rangs en criant « La patrie ou la mort ! », évoquant ce vers lyriques d’Horace : « Doux et honorable, est mourir pour la patrie ». De l’autre coté, ceux qui étourdissent avec un slogan importé : « patrie et vie ». Comme si au vers romain ils avaient ajouté : « … mais il est bien plus doux de vivre pour elle, et encore plus de boire pour elle. Par conséquent, trinquons à la santé de la patrie ! »

Certains savent goûter le rhum, et d’autres croient que la démocratie et la liberté se discutent avec des ivrognes qui dépendent d’une application mobile. Le maire de Miami, Francis Suárez, a par exemple assuré qu’il pensait demander au président Joe Biden d’envisager une « intervention militaire », ou une « attaque aérienne »...

C’est ce que demande un fils de Cubains à la puissance militaire vaincue au Vietnam et qui cherche un moyen de se retirer « honorablement » d’Afghanistan, après une guerre de 20 ans infructueuse. Les partisans du maire croient-ils vraiment qu’un pays en centrifugation irréversible pourra vaincre la seule armée d’Amérique Latine ayant de l’expérience du combat, et stratégiquement soutenue par la Russie et la Chine ?

Pour ma part, je doute que la majorité des 2 300 000 Cubains vivant aux États-Unis (20 % de la population cubaine) soient enthousiastes à l’idée d’une initiative qui ne trouve un écho que parmi les ivrognes de la Calle Ocho à Miami, menée par les sénateurs Marco Rubio et Bob Menendez.

Washington DC et Miami sont les faces d’une même médaille. Celle de Washington, avec ses discours pétillants de liberté et de démocratie. Celle de Miami, avec ses petites armées d’assassins, de tortionnaires, de narcotrafiquants, de génocidaires à la retraite et de jeunes youtubeurs , toujours prêts à exécuter leurs ordres. Et face à eux, un Cuba souverain, toujours prêt à se défendre.

Dans leur droit, il y a ceux qui pensent que les manifestations à Cuba sont le résultat de la « dictature ». Mais omettre l’énorme impact économique, politique et émotionnel d’un blocus génocidaire vieux de 62 ans est une branlette idéologique et de la complicité avec l’ennemi. Les brèves vies de Mabel et Vinzetti étaient plus qu’une « orientation professionnelle ». Ils n’étaient que deux parmi les milliers de milliers de milliers de milliers de notre Amérique, avec un sentiment et une conscience de la patrie.

La fin du blocus est la prémisse incontournable de toute opinion, réflexion, observation et débat sur Cuba. Et puis nous pourrons continuer à divaguer sur la démocratie et la liberté que, bien sûr, nous avons tous en tête.

José Steinsleger* pour La Jornada

La Jornada. Mexique, 21 juillet 2021.

* José Steinsleger Ecrivant et journaliste argentin. Editorialiste de La Jornada de México. Resident au Mexique.

Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi

El Correo de la Diaspora. Paris, le 24 juillet 2021.

Notes

[1« La jeunesse est faite pour l’héroïsme. C’est vrai, il faut de l’héroïsme à un jeune homme pour résister aux tentations qui l’entourent, pour croire tout seul à une doctrine méprisée, pour oser faire face sans reculer, pour résister à sa famille et à ses amis, pour être fidèle contre tous. Ne croyez pas que vous serez diminué, vous serez au contraire merveilleusement augmenté. C’est par la vertu que l’on est un homme. La vie vous paraîtra alors pleine de saveur. » Paul Claudel. Lettre à Jacques Rivière, in Correspondance de Jacques Rivière et Paul Claudel (1907 – 1914), éditions Plon, 1926

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