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15 octobre 2002

Comment les néo-conservateurs pèsent sur la politique américaine

 

L’ère Reagan fut leur âge d’or. Ils ont profondément remodelé la droite, leurs journaux et centres d’études sont de plus en plus influents. Aujourd’hui, ils ont leur entrée à la Maison Blanche, sont écoutés par George Bush et organisent le camp de la guerre contre l’Irak.

Par Patrick Jarreau, correspondant à Washington.

William Kristol est-il l’homme le plus puissant de Washington ? Dans son bureau du Weekly Standard, encombré de livres, de journaux et de papiers, le souriant rédacteur en chef semble désolé de s’entendre poser une question aussi banale.
"S’il vous plaît, donnez-moi un répit ! Cette administration ne m’aime pas particulièrement. Et je vous rappelle que je soutenais McCain."
Pourtant, au long des deux mois qu’a duré le débat sur l’Irak, William Kristol et ses amis ont paru omniprésents. L’un d’entre eux, Elliot Cohen, professeur à l’université Johns-Hopkins, a publié un livre sur le pouvoir militaire. En quatrième de couverture, on peut lire l’avis de William Kristol sur l’ouvrage : "Le livre que le président Bush devrait lire." A Crawford, dans son ranch du Texas où il prenait des vacances, en août, George W. Bush s’est montré avec le volume recommandé sous le bras.
Alors que le débat sur l’Irak faisait rage, en août, dans les médias, William Kristol déclenchait un tir nourri de fax vers les rédactions. Après le discours du vice-président, Richard Cheney, à Nashville, le 26 août, il a sifflé la fin de la partie : "Le débat dans l’administration est terminé. Il faut maintenant aller au Congrès pour lui demander d’approuver une action contre l’Irak." Un autre jour, il envoie son nouvel éditorial du Weekly Standard, demandant que le secrétaire d’Etat, Colin Powell, s’il n’est pas d’accord avec la politique du président Bush, "se retire et laisse quelqu’un d’autre faire le travail". Estimant que le New York Times classe à tort Henry Kissinger parmi les adversaires d’une guerre, il met en garde les journalistes contre cette "désinformation".
Tantôt, le message émane du seul "Bill" Kristol ; tantôt, c’est un éditorial cosigné avec ses acolytes Fred Barnes ou Robert Kagan. Dans les moments graves, ils peuvent être trente à apposer solennellement leurs noms au bas d’une lettre ouverte adressée à M. Bush. Cela avait été le cas, après les attentats du 11 septembre, pour s’étonner que les groupes palestiniens organisant des attentats-suicides ne figurent pas sur la liste des organisations terroristes combattues par les Etats-Unis.

Rompre avec les habitudes

"Ils ne sont pas nombreux, mais la Maison Blanche fait très attention à ce qu’ils disent", observe Jim Hoagland, principal chroniqueur de politique étrangère du Washington Post. Lorsque Brent Scowcroft, conseiller pour la sécurité nationale du premier président Bush, ou bien l’ancien président démocrate Jimmy Carter dénoncent ceux qui introduisent des "changements fondamentaux" dans la politique étrangère des Etats-Unis, c’est d’abord à ce groupe qu’ils pensent. Qu’il s’agisse du Proche-Orient, de l’Irak, de l’Arabie saoudite ou, encore, des Nations unies, ils veulent rompre avec les habitudes de la politique américaine. On les appelle, pourtant, les "néo-conservateurs".

Au fil des années, cette école de pensée a conquis un espace considérable dans la galaxie des groupes de réflexion républicains. A Washington, plusieurs instituts, pourvoyeurs d’idées et d’analyses pour les ministères, les administrations fédérales, les parlementaires, sont animés ou contrôlés par des membres de cette tendance politique. "L’important, c’est le capital intellectuel", explique Michael Horowitz, l’un des dirigeants du Hudson Institute. Or, selon lui, ce "capital"ne se trouve plus dans les universités, enlisées dans de vaines entreprises idéologiques.
"Roosevelt ou, trente ans plus tard, Kennedy pouvaient s’entourer d’universitaires pour inventer le New Deal ou la Nouvelle Frontière. Kissinger était un universitaire quand Nixon l’a pris pour conseiller. Aujourd’hui, les universitaires n’ont rien à apporter aux politiques", affirme ce juriste engagé dans des combats pour les libertés religieuses ou contre l’exploitation sexuelle dans le monde.
Les néo-conservateurs sont influents dans les médias. Ils donnent le ton sur Fox News, la chaîne d’information de Rupert Murdoch - qui finance le Weekly Standard -, et leurs idées dominent la page "Débats" du Wall Street Journal.
Certains des plus talentueux commentateurs du New York Times, du Washington Post, de Time ou de Newsweek - William Safire, George Will, Charles Krauthammer - appartiennent à ce courant. Celui-ci est présent, enfin, au gouvernement. Paul Wolfowitz, le numéro deux du Pentagone, en fait partie, de même que John Bolton, l’un des assistants de Colin Powell au département d’Etat. Le vice-président Richard Cheney a auprès de lui une sympathisante de cette famille de pensée en la personne de son épouse, l’essayiste Lynn Cheney.
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la position des néo-conservateurs s’est renforcée dans l’opinion publique et dans les cercles du pouvoir. Pour une raison simple, disent-ils : ils ont, eux, les idées claires.

"Néo" et "paléo"

Le succès des néo-conservateurs dans leur entreprise de redéfinition de la droite américaine leur a valu l’hostilité des conservateurs "traditionnels". Ceux-ci, qui se définissent eux-mêmes comme "paléo conservateurs", s’étaient rassemblés, en 1996, autour de la candidature de Pat Buchanan, qui avait obtenu 21 % des voix dans les "primaires" républicaines, remportées par Bob Dole.
L’un des partisans de M. Buchanan, le journaliste Samuel Francis, avait alors résumé les griefs de la droite ancienne contre les néo-conservateurs. "Ils ont conservé, écrivait-il, leur foi en l’Etat tout-puissant [big government] créé par la gauche. (...) Même s’ils en critiquent certains aspects, ils continuent à croire qu’un Etat- providence est à la fois légitime et inévitable." Samuel Francis reprochait aussi aux néo-conservateurs de "continuer à considérer le maccarthysme, c’est-à-dire les enquêtes légitimes et nécessaires sur la subversion intérieure, comme un mal". Depuis la fin de la guerre froide, ajoutait-il, "exporter la démocratie et refuser l’isolationnisme sont devenus [leurs] principaux objectifs de politique étrangère".

Le mouvement néo-conservateur régénère la droite traditionnelle

Parce qu’il y a parmi eux un Cohen, un Kagan, un Krauthammer et plusieurs Horowitz, et parce qu’ils défendent inconditionnellement Israël, certains de leurs adversaires les ont classés dans la catégorie des groupes de pression juifs. Cette caractérisation, il va sans dire, est lourde d’arrière-pensées. Le sous-entendu est que ce n’est plus l’Amérique qui soutient Israël, mais Israël - ou, plus exactement, la droite israélienne - qui, à travers les néo-conservateurs, inspire la politique américaine.

La réalité est très différente, mais il est vrai que l’aventure des néo-conservateurs est en partie, au départ, une histoire juive. Elle prend naissance dans le milieu intellectuel new-yorkais, où, dans les années 1950, le marxisme était influent et sa version stalinienne puissamment représentée. En désaccord avec les communistes de stricte obédience, certains se sont tournés alors vers le trotskisme. Pour beaucoup de ces intellectuels et de ces militants, la lutte contre l’Union soviétique est prioritaire.
C’est un des sujets à propos desquels ils vont se dissocier du reste de la gauche, avant d’aller plus loin et de contester la politique dite de "coexistence pacifique" entre les deux blocs. Ils vont s’éloigner ainsi du mouvement contre la guerre du Vietnam. Le néo-conservatisme naît, d’abord, d’une rupture au sein de la gauche.
Le nouveau courant pense que les Etats-Unis ont raison de combattre le communisme dans la péninsule indochinoise. Ses membres se séparent aussi de leur famille politique d’origine à propos d’Israël. Alors que l’antisionisme devient à la mode dans la gauche radicale, y compris juive, ils restent fidèles, eux, au soutien que la gauche démocrate, comme la social-démocratie en Europe, a toujours apporté à l’Etat juif. Ils estiment qu’Israël, seule démocratie de la région, joue en permanence sa survie et doit être défendu sans barguigner.

"America is back !"

Une large redéfinition du conservatisme américain commence à cette époque, celle des années 1970. Les militants de cette renaissance viennent de divers horizons. Les uns sont partis de la gauche, voire de l’extrême gauche, new-yorkaise. D’autres viennent du conservatisme traditionnel, souvent influencé par James Burnham et Wilmoore Kendal, passés eux aussi par le trotskisme, mais plus vieux d’une génération. Une troisième source est celle d’un conservatisme d’inspiration religieuse, que Russell Kirk avait réhabilité dans son livre L’Esprit conservateur (1953), devenu l’une des références principales de cette école de pensée.

Tous ces intellectuels se sentent également éloignés des démocrates et des républicains. Les seconds sont moralement en faillite après la présidence de Richard Nixon et le Watergate, qui débouche sur l’élection, en 1976, du démocrate Jimmy Carter. Celui-ci représente, aux yeux de ceux que l’on commence à appeler les néo conservateurs, le degré ultime de la dérive américaine, provoquée par le Vietnam et par le Watergate.
La réaction s’organise autour d’un ancien acteur de cinéma, politicien instinctif et "communicateur" sans égal, Ronald Reagan, qui va battre Jimmy Carter à la présidentielle de 1980. Vingt ans après, la période Reagan reste l’âge d’or des néo conservateurs. "America is back !" , proclamait le président. L’Amérique est de retour ; fini le temps de la culpabilité et du doute historique. Baisse des impôts et lutte contre "l’empire du Mal" : il n’est plus question de coexistence pacifique, mais de "guerre des étoiles" pour contraindre l’Union soviétique à un effort militaire que son économie ne peut soutenir.

Les néo conservateurs ne se caractérisent pas seulement par leur position vis-à-vis de l’Union soviétique. Ils s’opposent à la gauche sur d’autres terrains. En économie, ils adoptent le monétarisme de Milton Friedman et de l’école de Chicago. En matière sociale, ils contestent radicalement l’Etat providence, qui, selon eux, a des effets désastreux pour la communauté noire.

Exigences morales

Pour Michael Horowitz, l’un des dirigeants du Hudson Institute, professeur de droit engagé, en son temps, dans le combat contre la discrimination raciale, "les allocations familiales ont installé l’Etat à la place de l’homme dans la famille noire". Pour des raisons analogues, les néo-conservateurs sont hostiles à la politique de discrimination positive, qui garantit l’accès des minorités à certaines fonctions.
Autrement dit, les néo-conservateurs régénèrent les principes de la droite traditionnelle : famille, travail, effort individuel, morale, moins d’Etat et plus de responsabilité. Ils sont pour la peine de mort - c’est, selon eux, la morale de la responsabilité individuelle -, contre la limitation du droit de détenir une arme et contre l’avortement, même si ce dernier sujet met certains d’entre eux mal à l’aise. L’Amérique est, à leurs yeux, la nation providentielle, guidée par des exigences morales incontestables -"non négociables", disait le président George W. Bush dans le discours qu’il a prononcé en juin à West Point - et dont l’intérêt s’identifie à celui de l’humanité tout entière.
Avec George W. Bush, les néo-conservateurs retrouvent l’inspiration des années Reagan. L’ennemi n’est plus le communisme, c’est le terrorisme islamiste, mais les principes qui doivent guider le nouveau combat de l’Amérique n’ont pas changé : "clarté morale" et "guerre juste". L’ONU n’est, à leurs yeux, qu’une bureaucratie inefficace, acoquinée avec les régimes les plus détestables de la planète et gangrenée par l’antisémitisme. Washington ne doit donc pas craindre d’affronter la "communauté internationale", notion qu’ils jugent pour le moins douteuse. Ni de bousculer l’Europe, qui, selon eux, a abandonné depuis longtemps toute ambition historique.

Les principales figures du courant néo-conservateur

Irving Kristol :
Toujours actif, à 82 ans, parmi les animateurs de l’American Enterprise Institute (l’Institut américain de l’entreprise), l’un des principaux instituts néoconservateurs de Washington, Irving Kristol est considéré comme le "parrain" du néoconservatisme. "Existe-t-il un gène "néo" ?", se demande-t-il au début d’un texte intitulé : "Un Mémoire autobiographique", en expliquant qu’il a toujours été accompagné de ce préfixe au long de sa vie politique : "néomarxiste, néotrotskiste, néosocialiste, néolibéral et, finalement, néoconservateur". Père du journaliste William Kristol, rédacteur en chef de l’hebdomadaire The Weekly Standard, Irving Kristol a été, à la fin des années 1960, l’un des premiers intellectuels de gauche à rompre avec les dogmes "progressistes". Professeur de sociologie à l’université de New York, il s’est intéressé particulièrement aux questions d’éducation et aux politiques sociales.

Gary Bauer  :
Président d’American Values (Valeurs américaines), un groupe d’influence auquel participent plusieurs Eglises protestantes, Gary Bauer a été l’un des conseillers de Ronald Reagan dans les années 1980. Agé de 56 ans, baptiste, M. Bauer a pris, ensuite, la direction de l’un des plus puissants lobbies américains, Campaign for Working Families (Campagne pour les familles laborieuses), qui agit en faveur de mesures législatives d’aide aux familles et qui soutient financièrement, lors des campagnes électorales, les candidats conservateurs. Il a présidé le Family Research Council, un institut de Washington spécialisé sur les politiques sociales et sur l’éducation. Il a été, pendant quelques mois, candidat à la candidature républicaine en 2000. M. Bauer fait campagne contre l’avortement et pour la défense du mariage face aux "tentatives de redéfinition" qui menacent, selon lui, cette institution.

Richard Perle  :
Président du Defense Policy Board, organisme consultatif du ministère de la défense, Richard Perle, 61 ans, a été qualifié par Robert Novak - un journaliste pourtant en délicatesse avec les néo-conservateurs - de "héros de la guerre froide". Sous-secrétaire à la défense, chargé de la politique de sécurité internationale, de 1981 à 1987, M. Perle a été l’un des principaux inspirateurs de la politique menée par Ronald Reagan vis-à-vis de l’Union soviétique. Il avait fait ses débuts parmi les collaborateurs d’une grande figure du Parti démocrate, Henry Jackson. Proche du Likoud israélien, M. Perle se distingue de nombre de néo-conservateurs par son goût de la France, où il possède une maison et passe ses vacances. Ecouté du secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld, il pense que le renversement de Saddam Hussein peut débloquer la situation au Proche-Orient.

Lynn Cheney  :
Historienne et essayiste, épouse du vice-président Richard Cheney, Lynn Cheney, 61 ans, est l’un des personnages les moins conventionnels de la galaxie néo-conservatrice. Spécialiste des questions d’éducation, elle a présidé, de 1986 à 1993, la Fondation nationale pour les humanités, organisme privé qui finance, notamment, les recherches pédagogiques. Elle a publié des ouvrages sur l’histoire américaine, mais aussi des textes distrayants, traitant, à demi sérieusement, des effets de l’air conditionné et des photocopieuses sur la vie politique à Washington. "Senior Fellow" à l’Institut américain de l’entreprise, elle a animé des émissions de radio et de télévision. Le sujet principal de ses recherches et de ses articles est aujourd’hui l’enseignement de l’histoire et la transmission de la mémoire comme condition de l’existence d’une conscience nationale.

David Brooks  :
C’est l’inventeur des "bobos", ces "bourgeois bohème" riches, cultivés et de gauche, qu’il a dépeints dans un livre traduit en français sous le titre Les Bobos(éditions Florent Massot, 2000). Ancien du Wall Street Journal, devenu l’un des responsables du Weekly Standard, David Brooks, la quarantaine, est diplômé de l’université de Chicago. Ses points de vue sont publiés aussi dans le New York Times et il est l’un des collaborateurs réguliers de la télévision publique PBS. David Brooks incarne volontiers la tendance humoristique des néo-conservateurs, plus amusée qu’indignée par les contorsions morales de ce qu’on appellerait, en France, la "gauche caviar". Son livre exprime, en même temps, une conviction largement partagée par ce courant : les élites de gauche ne font rien, en réalité, pour changer un ordre social qu’elles prétendent combattre, mais dont elles profitent.

Le Monde,14 octobre 2002.

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