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5 février 2003

Ce qui se joue en Argentine, en Amérique Latine se jouera bientôt en France.

 

Ce livre est écrit dans l’urgence, dans le cours
même d’un mouvement dont l’issue n’est pas
connue ni même prévisible. Il s’adresse à celles et
à ceux qui sont engagé(e)s directement, à un titre
ou à un autre, dans le combat contre la
mondialisation capitaliste, ou qui se sentent
concerné(e)s par celui-ci.

Par François Chesnais et Jean-Philippe Divès

Il faut, sans tarder, s’intéresser à l’Argentine, de même qu’il faut comprendre, au-delà de ce pays, les enjeux immenses de ce qui se joue aujourd’hui en Amérique latine. Du fait d’une dette extérieure
écrasante et de la contrainte qui lui est imposée
d’en assurer le paiement coûte que coûte, l’Argentine connaît un chômage et un degré de paupérisation d’une gravité jusqu’alors jamais connue par des économies industrialisées, hors des situations de guerre et de sortie de guerre.

L’Argentine s’effondre littéralement sous l’effet
des politiques capitalistes de contre-réforme néoconservatrice (celles qu’on nomme souvent un
peu vite " néo-libérales "). De même, du fait de
son endettement, elle doit aussi faire face à un
projet de recolonisation engagé par les Etats-Unis
et le FMI, mais auquel se joignent également des
groupes financiers et industriels français,
européens et japonais.

Ce qui se passe en Argentine montre où mènent
la libéralisation, la déréglementation et les
privatisations capitalistes, mais les leçons des
événements argentins ne s’arrêtent pas là. Les
intérêts économiques et sociaux qui ont impulsé
cette politique, exploitant sans vergogne ni pitié le
levier de la dette extérieure, ont misé sur la
démoralisation et sur la passivité des chômeurs
industriels et des travailleurs ruraux expropriés
des campagnes, mais aussi, au delà de ceux-ci,
sur la lassitude de l’ensemble de la population. Ils
se sont trompés. En décembre 2001, le peuple
argentin s’est soulevé. Il a chassé deux
gouvernements en quinze jours. Depuis cette
date, ceux et celles qui ont été à l’avant-poste du
soulèvement - les anciens ouvriers devenus
chômeurs à vie, les jeunes salarié(e)s précaires,
les habitant(e)s des quartiers de Buenos Aires, de
sa grande banlieue et des principales villes de
l’intérieur - cherchent à s’organiser, en marge des
institutions honnies et face aux partis politiques
traditionnels faillis. Les événements argentins
montrent ainsi que la lutte contre la
mondialisation " néo-libérale " peut dans des
circonstances données à un moment trouver des
expressions politiques originales relevant de
l’organisation autonome de " ceux d’en bas ".
Pour plusieurs générations de lecteurs européens,
s’intéresser à l’Argentine c’est reprendre un fil
interrompu, renouer avec une tradition des
années soixante et soixante-dix. En France, en
Espagne, en Italie, comme dans beaucoup de
pays de notre continent, l’Argentine a longtemps
été l’objet d’une grande attention de la part de
tous ceux qui étaient engagés dans le combat
anti-capitaliste et anti-impérialiste ou dans la
solidarité avec les pays dits du " tiers-monde ".
On débattait et on polémiquait sur des questions
telles que la nature du péronisme et
l’indispensable indépendance de classe par
rapport à lui ; les avancées et les limites de ce qui
paraissait l’un des mouvements ouvriers les plus
puissants du monde ; les forces et les faiblesses
respectives des méthodes politiques
d’organisation et de lutte du Chili et de l’Argentine
 ; enfin, à partir de 1968-69, la validité ou au
contraire l’erreur profonde de la stratégie de
guérilla rurale puis urbaine défendue par certains
groupes politiques argentins et latino-américains.

Le coup d’Etat de Videla de 1976 a mis un terme à
l’espoir d’une issue progressiste en Argentine,
d’autant plus qu’il avait été précédé dès 1971 par
la répression brutale et le début de militarisation
du pouvoir en Uruguay, puis en 1973 par le coup
d’Etat de Pinochet et la mort de Salvador Allende
au Chili. En Argentine, des dizaines de milliers de
militants ont été torturés et fusillés ou bien ont "
disparu " (beaucoup ont été jetés en mer par
avion). Une terrible répression s’est abattue sur
l’ensemble du mouvement ouvrier, avant qu’une
chape de plomb ne tombe sur le pays. Avec
l’effondrement de ce que n’apparaissait plus que
comme des illusions, au goût souvent très amer,
beaucoup d’Européens ont détourné leur attention
de l’Argentine et de l’Amérique latine plus
généralement. Nous voudrions aussi que ce livre
contribue à les y ramener.

Les 19 et 20 décembre, l’Argentine a vécu deux
journées révolutionnaires au sens que ce terme
revêt en Europe depuis les révolutions de 1830 ou
de 1848. Plusieurs secteurs de la société
argentine, jusqu’alors assez séparés, se sont
soulevés et ont pris conscience dans la rue que
leurs intérêts et leurs objectifs convergeaient. Ils
ont affronté le gouvernement en lui contestant sur
le terrain l’occupation physique des symboles du
pouvoir, à commencer par la célèbre Place de Mai
face au palais présidentiel. Malgré une trentaine
de morts, ils ont bravé l’état d’urgence proclamé
par le président de la République, Fernando de la
Rua. Au cours de la première nuit, ils ont chassé
le ministre de l’économie et des finances haï ; le
lendemain, ils ont forcé le président de la
République lui-même à démissionner et à fuir du
palais présidentiel en hélicoptère. Dix jours plus
tard, l’alliance des classes populaires et de la "
classe moyenne " a fait tomber le gouvernement
transitoire qui avait été mis en place, avant qu’un
président de la République très faible
politiquement, le péroniste Eduardo Duhalde,
émerge des tractations de partis rejetés en bloc
par les manifestants.

La situation quotidienne des classes populaires et
les exigences des puissances étrangères
Les journées révolutionnaires des 19 et 20
décembre 2001 sont la réaction de la majorité
d’un peuple au processus d’effondrement
économique et social dont il vit les conséquences
dramatiques, mais elles n’y ont en aucune
manière mis fin. L’effondrement se poursuit et
même s’accélère. Dans le secteur urbain, il y a au
bas mot 6 millions de chômeurs et de travailleurs
très précarisés, soit plus d’un tiers de la
population active recensée, auquel il faut ajouter
les travailleurs non recensés vivant de travail au
noir. Il y aussi les ouvriers agricoles dont
l’exploitation a toujours été très forte et la vie
terrible. En novembre 2001, l’Institut national de
statistique (INDEC) évaluait le nombre des
pauvres à 14 millions de personnes, dont 4,9
millions " d’indigents " . En avril 2002, soit
seulement quatre mois plus tard, les pauvres sont
au nombre de 17,4 millions, dont 6,4 millions "
d’indigents ". Le nombre des chômeurs augmente
maintenant au rythme de plusieurs dizaines de
milliers par mois sous l’effet de plusieurs facteurs
conjugués : le désinvestissement notable des
multinationales (qui date de plus d’un an),
l’étranglement du petit commerce (entre janvier
et avril, 10.400 magasins ont disparu) et
l’effondrement du système du crédit à mesure que
les banques tombent en situation de banqueroute
virtuelle. Chaque jour des entreprises nationales
ferment leurs portes.

Malgré cette situation, le FMI qui été reçu à bras
ouverts par le gouvernement et dont le secrétariat
à Washington comprend de nombreux Argentins,
continue de réclamer à Duhalde le licenciement
dans les prochains mois de 600.000 fonctionnaires
et salariés de l’Etat fédéral et des provinces. De
son côté, le gouvernement Bush avait fait
immédiatement parvenir une lettre au gouvernement formé par Duhalde, lui ordonnant de présenter un plan de paiement de la dette "crédible et soutenable " . Ce qui signifie en langage à peine diplomatique : vous devez
continuer a payer le service de la dette, et cela
quelles qu’en soient les conséquences tragiques
pour le peuple. Le secrétaire du Trésor a reconnu
que pour honorer la dette l’Argentine serait
obligée " de faire de nouveaux sacrifices ".

Les gouvernements européens, y compris ceux
dirigés par les partis socialistes, n’ont pas été en
reste. En pleine crise politique du mois de janvier,
Hubert Védrine a fait des démarches officielles
pour demander à l’Argentine de garantir à la
France la sauvegarde des " intérêts des
entreprises françaises "
, au premier rang
desquelles on trouve France Télécom, qui possède
la moitié du système de télécommunications du
pays (après un partage avec Telefonica
d’Espagne), la Lyonnaise des Eaux et Vivendi
Environnement
, le groupe de négoce alimentaire
Louis Dreyfus, Carrefour et Auchan. Pour ce est
des intérêts très importants des groupes
espagnols, l’ancien dirigeant du PSOE et premier
ministre socialiste Felipe Gonzales n’a pas hésité à
se faire l’ambassadeur du grand capital ibérique,
au même titre et plus activement encore que le
premier ministre conservateur José Maria Aznar. Il
s’est carrément rendu à Buenos Aires pour " plaider la cause " des groupes Telefonica et
Repsol, dont nous verrons le comportement plus
loin.

La dette extérieure, dont le montant et les effets sont examinés au chapitre 4, n’est pas une
question " financière ". Conjointement à l’action
des entreprises étrangères, notamment dans le
secteur des services publics, le paiement de la
dette disloque les processus productifs qui
déterminent les conditions de la reproduction
sociale de larges couches sociales.

Une politique de désindustrialisation à très grande
échelle et de privatisation de tous les services
publics entraîne, comme pour toutes les
opérations - militaires ou civiles - de " remise en
ordre " des affaires d’un pays par les puissances
étrangères, des dommages collatéraux. L’analogie
entre les conséquences des plans de restructuration et de privatisation et celle des opérations de " paix " s’impose. Ici, ces " dommages " ne sont autres que la liquidation -liquidation sociale tendant vers la liquidation physique par maladie et dénutrition - d’une large part des anciens ouvriers et de leurs familles . Ce
salariat est devenu très largement " redondant "
par rapport aux exigences d’accumulation et de
valorisation sur une base mondialisée des groupes
industriels et financiers des pays capitalistes
centraux. L’une des fonctions du FMI et de la
Banque mondiale est de tenter de faire
comprendre que ces " dommages collatéraux "
sont malheureux, mais inévitables. La " main
invisible " et les dieux que sont les " marchés "
exigent ces sacrifices. Leurs dictats doivent être
mis en œuvre même s’il est difficile d’y voir
l’expression d’un dessein désintéressé et
harmonieux.

La hausse rapide des prix, qui a été l’une des
armes des possédants dans les pays capitalistes
périphériques au cours des trois dernières
décennies, a repris son cours depuis janvier. Elle
se combine cette fois avec un taux de chômage
très élevé et qui ne cesse de croître. Un coup de
force économique, pour l’heure une sorte de
substitut à un coup militaire très difficile, est ainsi
porté contre les classes populaires. Force est de
constater qu’il est porté à dessein, de façon très
consciente. Les grands groupes industriels
étrangers et nationaux ont des situations de
monopole, souvent doublées de garanties
contractuelles obtenues de l’Etat au moment des
privatisations, qui leur permettent de fixer les prix
comme ils l’entendent.

Ainsi les groupes agro-alimentaires argentins ont ils
le pouvoir économique et politique de proposer
aux consommateurs argentins les produits
essentiels - la farine, le riz, l’huile, la viande -
pratiquement aux mêmes prix que ceux qu’ils
pratiquent sur le marché mondial où ils sont
exportateurs. Les sociétés étrangères qui ont pu
acquérir à vil prix les entreprises nationales de
service public grâce aux privatisations du
gouvernement du péroniste Carlos Menem, puis
fixer les prix de l’électricité ou du téléphone
facturés aux foyers au-delà des possibilités d’une
fraction très importante de la population . Le prix
de l’essence et du gasoil augmente tous les quinze
jours avec ses conséquences en chaîne sur la
distribution, les transports de marchandises et les
transports collectifs.

Les groupes pharmaceutiques et leurs intermédiaires locaux spéculent sur les médicaments, notamment ceux
nécessaires pour soigner le diabète et le
cholestérol qui sont assez répandus en Argentine.

Une spéculation analogue porte sur toutes les
pièces de rechange que le pays doit importer
depuis le démantèlement de son industrie. Les
chômeurs ne bénéficient d’aucune protection
sociale. Les familles " indigentes " n’ont même
plus la possibilité d’acheter du butane pour la
cuisine.

Dans l’un des pays agricoles les plus
riches du monde, le seul maigre repas quotidien
de millions d’enfants est au mieux celui que les
écoles parviennent encore à leur fournir sur la
base de subventions en chute libre et souvent de
la solidarité de quartiers pourtant paupérisés.
Dans un pays qui pensait, jusqu’au milieu des
années 1990, être candidat à l’entrée dans ce que
les latino-américains nomment " el primer mundo
" (" le premier monde "), la mortalité infantile qui avait disparu pendant plusieurs décennies est
réapparue et a commencé à croître à vive allure.
Et pourtant, malgré ces problèmes lancinants de
survie, la mobilisation politique se poursuit. Avec
des flux et des reflux, un mouvement d’autoorganisation
populaire se développe, en même
temps qu’un intense processus de réflexion
politique, auquel participent aussi des secteurs
des classes moyennes qui n’ont pas encore rejoint
les assemblées de quartiers et qui n’ont pas à
lutter au jour le jour pour s’assurer des moyens
de subsistance, comme doivent le faire les
chômeurs et les comités de piqueteros.
Un basculement d’un monde pour des classes
entières et une crise politique systémique
Ce sont, en effet, une série de facteurs "
subjectifs " qui donnent à la situation argentine
des traits originaux et qui permettent d’envisager
la possibilité d’une issue " par le haut " : une issue
progressiste et radicale, qui bénéficierait de
l’appui de millions d’Argentins venant de classes
sociales et de parcours politiques différents. Le
premier de ces facteurs tient au fait qu’en raison
des circonstances économiques et politiques, la
vie quotidienne mais aussi la vision du monde de
millions de gens ont basculé.

Nous venons d’essayer d’expliquer (il faudrait pour ce faire avoir des capacités de romancier social) ce que
sont les conditions d’existence des classes
populaires. Mais la situation argentine est aussi
marquée par la réalité quotidienne, radicalement
nouvelle pour elles, à laquelle les classes
dénommées " moyennes " se trouvent confrontées. Depuis le début de décembre 2001, elles ont subi des pertes qui sont aujourd’hui très difficilement réversibles dans un pays subordonné dans le contexte du capitalisme mondialisé et financiarisé. Du fait du blocage des comptes bancaires décidé par les banques avec l’aval du
gouvernement pour retarder le moment de la
banqueroute financière (ce que les Argentins ont
nommé le " corralito " ), et de la dévaluation très
forte du peso qui a suivi, les petits épargnants
appartenant aux classes moyennes ont subi une
véritable expropriation. Le blocage des comptes
était déjà un coup dur. La dévaluation du peso qui
l’a accompagné, après des années de change fixe
et libre de la monnaie argentine avec le dollar, en
a fait une mesure de spoliation sur une très large
échelle. Ceux qui en ont été les victimes l’ont
compris tout de suite. Institution auparavant objet
de leur respect, la banque est devenue un
ennemi. Le statut de " gringo del Sur " (Américain
du sud du continent) s’efface. Les classes
moyennes argentines rejoignent le rang de leurs
semblables la plupart des autres pays d’Amérique
latine. Elles " ont la haine ". Les concerts de
casseroles (les cacerolazos) sont l’expression la
plus voyante d’un processus de dissidence bien
plus profond qui ébranle les bases de l’ordre
politique.

La seconde raison permettant d’entretenir l’espoir
d’une issue " par le haut " tient aux origines et
donc à la profondeur de la crise politique en cours.
L’effondrement économique et la crise sociale qu’il
a suscitée sont d’une telle gravité qu’ils ont
provoqué une crise politique d’une dimension
exceptionnelle. Ce n’est plus une " crise de
représentation " comme tant d’autres pays en
connaissent, mais une crise de système politique
au sens le plus complet du terme. Les dirigeants
et les partis politiques qui se sont partagés le
pouvoir depuis soixante ans ont perdu toute
crédibilité auprès des dirigeants économiques et
politiques étrangers dont ils sont les obligés, mais
surtout dans le pays même auprès des
administrés, des dominés, des exploités, en un
mot des " gens de la rue ". Ils subissent de leur
part un rejet extraordinairement fort, qui est bien
plus qu’une " saute d’humeur ".

Il existe potentiellement beaucoup de pays où les
cris " que se vayan todos " (qu’ils s’en aillent tous
") et " que no quede ni uno solo " (" que pas un
seul ne reste "), ou leurs équivalents, pourraient
être lancés. Il y en a très peu où ils le sont
effectivement. Il y en a encore moins où ces cris
s’adressent à l’ensemble des membres des deux
chambres du Congrès - hormis trois ou quatre
députés, dont un seul, Luis Zamora, est reconnu
par les manifestants comme un des leurs. Le rejet
des classes moyennes comme des classes
populaires concerne aussi, avec une force au
moins égale, une autre institution, à savoir la
justice. Après avoir avalisé l’ensemble des
privatisations du gouvernement Menem, la Cour
de Justice (qui cumule les fonctions de Conseil
constitutionnel et de Cour de cassation), a
commencé par ratifier le corralito avant de faire
semblant de se rétracter un mois plus tard
moyennant une interprétation de sa décision. Les
manifestants ont inclus de façon répétée les juges
dans le nombre de ceux qui " doivent s’en aller ".
Dans le cas de l’Argentine, cette rupture
représente une césure historique fondamentale.
C’est la première fois que de façon aussi claire, la
majorité populaire et prolétarienne qui a si
longtemps soutenu les péronistes a rompu politiquement avec eux, même si l’appareil politique justicialiste (nom officiel de la formation
péroniste) et celui de la CGT sont toujours debout,
en province notamment. De son côté, le Parti
radical (l’Union civique radicale ou UCR) a perdu dans une très large mesure la base traditionnelle
dont il disposait auprès des classes moyennes. Le
Parti justicialiste et Parti radical sont mis
exactement " dans le même sac ". Ils ont perdu
les " bataillons populaires " qui leur ont apporté si
longtemps un appui, pas seulement dans les
élections mais aussi dans la rue. Des formations
politiques plus récentes et bien plus petites ont
subi pratiquement le même rejet. Ceci explique le
rôle de premier plan que la hiérarchie de l’Eglise
catholique joue depuis quelques semaines. D’un
côté, elle a accentué ses critiques à l’égard du
gouvernement et même du FMI. De l’autre, elle
cherche à endiguer le mouvement populaire en
coiffant certains secteurs des déshérités grâce à
son large réseau d’institutions caritatives.
Une autre dimension proprement " systémique "
de la crise de domination est la paralysie politique
temporaire de l’armée, qui a pourtant toujours été
un protagoniste central des crises nationales
argentines. Une des raisons en est la perte de
légitimité profonde qu’elle a subi du fait de
l’ampleur et de la sauvagerie de la répression
qu’elle a menée de 1976 à 1982, durant la
dictature militaire instaurée par Videla, perte de
légitimité encore accentuée par les conditions
scandaleuses de sa lamentable aventure aux
Malouines (voir le chapitre 3).

L’autre raison, sans
doute bien plus décisive que la première, c’est que
pour réussir un coup d’Etat débouchant sur une
domination stable ou sérieusement stabilisée, il
faut disposer d’une base sociale suffisamment
large, contrôler des ressources économiques à
distribuer et avoir un projet économique et un
plan d’action à moyen terme dont on puisse se
revendiquer et auxquels une partie de la
population puisse croire. Or dans le cas de
l’Argentine, on n’est pas dans cette situation.
L’effondrement provoqué par le " néolibéralisme "
est survenu après l’échec des politiques
économiques antérieures menées dans le cadre de
l’appel aux capitaux étrangers pour mener des
politiques dites de " substitution d’importations ".
De façon très " regrettable ", la mise en œuvre du
programme complet du " néolibéralisme " s’est
compliquée du fait aussi bien " d’erreurs " de la
part du FMI que de l’incurie et de la corruption
extrême des dirigeants du pays. Pour sauver les
grandes banques étrangères et nationales, il a
fallu procéder à l’expropriation de l’épargne des "
classes moyennes ", ce qui a renforcé chez ces
dernières la compréhension que la voie de la
paupérisation les menaçait également. Les
catégories inférieures des forces armées ne sont
pas épargnées. On comprend que pour l’instant au
moins, les candidats à un nouveau coup d’Etat
militaire ne se bousculent pas au portillon.
Un processus profond d’auto-organisation
La bourgeoisie oligarchique et monopoliste
argentine n’a plus rien à offrir au peuple argentin.
En alliance avec les groupes industriels et
financiers auxquels elle s’est subordonnée et dont
elle a reçu les prébendes correspondant au travail
accompli, elle a transformé un pays riche en un
lieu invivable pour la majorité de ses habitants.
Aussi voit-on ceux et celles qui, habituellement,
en " temps normal ", acceptent de déléguer la
conduite des affaires politiques à d’autres -
politiciens professionnels, hauts fonctionnaires,
avocats et autres généraux - lorsqu’ils ne s’en
désintéressent pas complètement, décider sous la
pression d’événements d’une extrême gravité de
s’en saisir directement, de s’en occuper euxmêmes.
La situation que vivent les Argentins les
ont conduit à inventer, ou plus exactement à
réinventer dans les formes historiques précises du
moment - celles dictées par leur histoire récente
et par le potentiel démocratique offert par
certaines nouvelles technologies (surtout le Net) -
des institutions d’un type particulier, dont les
caractéristiques sont l’auto-organisation et des
formes de représentation directe. La présence de
ce trait qui a toujours annoncé des situations
révolutionnaires avant d’en être un élément
central, est tout à fait évidente en Argentine. Ce
qui donne aux événements leur caractère si
inédit, c’est que ce ne sont pas seulement les
ouvriers et les autres couches concentrées de
salariés, mais aussi une partie de la petite
bourgeoisie (les secteurs non salariés de ces "
classes moyennes " dont les journalistes parlent
avec tant de surprise), qui ont décidé qu’ils
devaient tenter de sauver in extremis leurs
conditions de vie les plus élémentaires en prenant
celles-ci en main eux-mêmes.

Les modalités de l’auto-organisation sont
diverses. La forme la plus " ancienne " (remontant
à 1993-94) est celle connue sous le nom de
mouvement des " piqueteros " (voir le chapitre 5).
Le mot " piquet " est d’origine française. Il
rappelle ce que le premier mouvement ouvrier
argentin, porté par les anarcho-syndicalistes,
notamment espagnols mais aussi italiens, doit à
ses racines européennes. Il renvoie à celui de
piquets de grève. Le fait que ce mot soit à la
racine du terme piqueteros n’est pas non plus un
hasard. Il traduit l’origine ouvrière de ces
institutions originales et puissantes. Les ouvriers
jetés à la rue l’ont pris pour désigner des formes
d’action qu’ils ont été forcés de mener loin de
l’usine, suite à la désindustrialisation brutale qui
s’est opérée en l’espace de 15 ans, mais
auxquelles ils impriment, grâce à la jonction des
expériences syndicales et de lutte dans les
Courriel d’information n°369 page 6(6)
entreprises avec celles des luttes de jeunes dans
les zones déshéritées, des formes prolétariennes
(dresser des barricades, affirmer un pouvoir de
décision face aux automobilistes et à la police,
assumer et contrôler au mieux le degré
d’affrontement). Ces actions consistent à couper
les routes (le corte de ruta), à y faire brûler des
pneus, mais aussi à organiser des " soupes
populaires " autour de ces piquets, en
développant entre-temps toute une série
d’activités liées à l’organisation de la survie
quotidienne. Dans les grandes villes de l’intérieur,
chaque fois que les fonctionnaires et les autres
salariés n’étaient pas payés parce que les caisses
des gouvernements provinciaux étaient vides
(cela est arrivé de très nombreuses fois), ils se
sont joints à ces formes d’actions, contribuant à
maintenir ainsi le lien entre les piqueteros et les
salariés encore employés.

D’autres formes d’auto-organisation se sont
inspirées de l’exemple des piqueteros. Dans les
zones les plus paupérisées, elles vont de la mise
en place de cantines collectives au troc organisé,
en passant par l’aide à la scolarisation des enfants
avec bibliothèques collectives ou encore la
construction de frêles logements. Des entreprises
en faillite sont reprises par leurs salarié(e)s et se
trouvent au carrefour entre une voie
coopérativiste décentralisée et une appropriation
et mise en commun des ressources pour répondre
à des exigences de la société. Les épargnants,
dont un grand nombre (près de 50% du total)
épargnait pour disposer d’un logement (condition
pour survivre après une baisse brutale de salaire),
s’attaquent aux banques. Ils forcent leurs portes
et commencent à recevoir l’appui d’employés de
banque qui craignent pour leur emploi. Les
cacerolazos se doublent de papelazos : les
employés d’entreprises qui ferment balancent par
la fenêtre les " archives " illustrant leur travail
passé qui, lui aussi, est jeté à la rue...
Le recours à " l’auto-convocation " pour
manifester en masse est la forme de l’autoorganisation
dont les journalistes étrangers ont le
plus parlé depuis les événements du 19 et 20
décembre. Elle a été le fait de regroupements
dans les quartiers, qui ont pris dès la fin de
décembre la forme d’assemblées de " voisins " ou
de quartier (dites aussi assemblées populaires)
combinant des tâches matérielles et une
élaboration politique. Ces assemblées ont pris sur
elles de délibérer sur tout ce qui s’effondre dans la
vie quotidienne des gens et de chercher à y porter
remède face aux effets conjugués du retrait de
l’Etat et des stratégies provocatrices des groupes
industriels et financiers étrangers. Des débuts de
centralisation ont été entrepris dans plusieurs
zones et villes, notamment dans la capitale sous
la forme d’une Assemblée inter-quartier qui se
réunit dans le Parque Centenario au cœur de
Buenos Aires. Si ces formes d’auto-organisation
sont le dernier élément majeur qui justifie à nos
yeux la caractérisation de la situation que nous
avons donnée plus haut, les problèmes auxquels
se heurtent ceux qui font partie des assemblées
ou qui les animent, sont très importants. Les
femmes et les hommes qui ont commencé à
franchir le pas de " l’autonomie " sont entrés en
terrain inconnu, dont ils ont vite dû commencer à
apprendre les difficultés et détecter les embûches.
Nous y revenons un peu plus longuement dans le
chapitre 6.

Aiguisement des contradictions et aggravation des
affrontements


Au moment où nous écrivons, le mouvement
politique et syndical progressiste et populaire est
taraudé d’interrogations sur l’avenir de ce
processus, comme sur les objectifs que devrait se
fixer le mouvement et les stratégies qu’il devrait
adopter. Les organisations trotskistes qui
dominent l’extrême gauche et dont l’intervention
dans le mouvement des piqueteros et dans les
assemblées est importante, tout comme celles de
" gauche"qui se déclarent seulement " anti-néolibérales
"mais qui y sont aussi actives, sont
traversées par de profonds débats. Le chômage
ne cesse de s’étendre. Il frappe toutes les couches
populaires. La lutte contre ce fléau et ses effets se
pose dans les assemblées de voisins, dans les
soulèvementsqui ont lieudansdesvilles de
province,dansles luttes de la fonction publique
(contre la réduction du nombre des emplois et le
non-paiement des salaires). Dès lors se trouvé
également posée la question des modalités d’une
alliance organique entre assemblées de quartier et
piqueteros, afin d’unir leurs forces et assurer une
sorte de division des tâches. Un dépassement de
cette dualité des formes d’auto-organisation a
parfois été opéré, sous la pression des nécessités
de la survie, dans certaines villes de provinces.
Une telle alliance permettrait de faire face aux
opérations de division qui sont menées en
direction des piqueteros par l’Eglise et par
certaines grandes ONG, ainsi que par l’appareil
péroniste et ses réseaux clientélistes, en
s’appuyant sur la répartition de l’aide caritative ou
sur des subventions et " plans d’emploi ". Elle
constituerait une réponse au processus centrifuge
qui fait que beaucoup de gens, dont le nombre
varie selon les couches sociales, ne sont pas
tournés vers l’avenir mais rêvent du passé : le "
retour du plein emploi " des années 70 ; " el
estado de bienestar " (à la fois Etat-providence et
situation de bien-être) avec notamment son assurance vieillesse ; des aides d’Etat
substantielles à la scolarisation et à la nourriture.
Un accord sur un plan d’urgence et une meilleure
centralisation de l’insoumission et de la révolte
dans le cadre de l’auto-organisation seraient des
éléments de projection vers le futur, vers une
société qui apporterait une solution aux besoins
de la population. Et la question de formes
nouvelles d’exercice du pouvoir politique
commencerait aussi à trouver des traductions
concrètes.

Préparé par la politique de libéralisation entamée
dès 1976 sous la dictature de Videla, un vaste
processus d’expropriation des richesses du pays et
de destruction des conditions d’existence de ses
habitants a eu lieu par étapes depuis dix ans. Il a
pris la forme des privatisations des entreprises
publiques qui ont été des braderies au profit du
capital financier international et national, de
l’acquisition des terres agricoles par des groupes
financiers ou des banques hypothécaires (Banco
Nacion, Banco de Provincias, Banco Hipotecario)
et enfin de l’expropriation de la petite épargne
sous l’effet conjoint du blocage des comptes et de
la dévaluation. Ce processus et ses résultats ont
fini par susciter une prise de conscience et qui
plus est un changement d’opinion face à la grande
propriété privée. Au regard de la condition
quotidienne des gens et des provocations
économiques incessantes des grands groupes
industriels et financiers, l’idée d’une réappropriation
sociale des biens de production, de
distribution et de communication stratégiques
n’apparaît plus comme exorbitante. Dans la
situation de l’Argentine, cette position se présente
de plus en plus comme une mesure démocratique
élémentaire : pour répondre aux besoins urgents
et prioritaires de la population, il est devenu
nécessaire de socialiser les richesses et
d’organiser leur utilisation selon des modalités
décidées collectivement et démocratiquement.
L’élaboration d’un programme centré autour de
cette nécessité s’affirme comme une exigence du
moment. Ces idées sont maintenant formulées
dans les réunions tenues autour des dernières
propositions en date du collectif des " économistes
de gauche " . Elles font leur chemin et viendront
de façon toute naturelle à l’ordre du jour dans les
assemblées de quartiers et les comités piqueteros.
Tout processus renfermant la possibilité d’un
changement politique et social révolutionnaire
appelle obligatoirement de la part des dominants
des tentatives de réponse, voire des ripostes
ouvertement contre-révolutionnaires. Dans les
provinces de l’intérieur du pays (Rio Negro, Jujuy,
Chubut, Salta, San Juan...) où les problèmes de
survie quotidienne sont les plus aigus, les actions
populaires les plus directes, les affrontements les
plus marqués et la répression la plus forte, on voit
qu’une expérimentation sociale à grande échelle
est en cours. C’est là que le FMI a demandé à
Duhalde de faire de nouvelles coupes budgétaires.
Privés des subventions fédérales et donc forcés
d’appliquer une austérité encore plus brutale, les
gouvernements locaux ont dû constamment
accentuer la répression. Ils ont eu recours à
l’émission de sortes d’assignats en petites
coupures (y compris d’un peso) qui font office de
monnaie. C’est une " monnaie de singe ", mais
elle permet la survie. Le FMI exige le retrait de
ces assignats et le licenciement des 300.000
employés publics provinciaux qu’ils servent à
payer.

Cette politique exige un " gouvernement fort ".
Aussi voit-on se dessiner les prémisses de la mise
en place d’une " démocratie autoritaire " qui serait
construite sur un " fédéralisme " (terme désignant
la décentralisation) accru et plus précisément
encore sur un développement des solutions "
locales ". Appuyées par la hiérarchie catholique et
certaines grandes ONG, ainsi que par les débris de
l’appareil péroniste avec ses réseaux clientélistes
que l’ancien président Carlos Menem veut
réactiver, de telles solutions seraient censées
répondre aux problèmes de la survie avec des
allocations de misère. En cas de succès, même
relatif, il appartiendrait aux spécialistes de la
communication et autres politologues acquis à
l’ordre établi, de les présenter comme les canons
de la nouvelle démocratie dans les pays auxquels
l’impérialisme impose de nouveau un statut semicolonial.
Le résultat du " néolibéralisme " sinon
son objectif est de le réimposer à un pays qui
avait tenté d’échapper à ce statut par une
industrialisation tardive. Les transferts de
propriété d’entreprises comme de richesses
agricoles par des achats à vil prix donnent à ce
processus l’allure d’une véritable recolonisation.
Celle-ci prend des formes toujours plus voyantes,
telles que l’acquisition de terres agricoles par des
groupes financiers (Ted Turner de la CNN, la
famille italienne Benetton ou, récemment,
l’alliance Dassault-Rothschild qui a accaparé une
part significative des vignobles de la région de
Mendoza).

En raison de la profondeur de la crise sociale et du
fait que les élites économiques et politiques "
nationales " ont perdu l’appui dont en temps
normal elles bénéficient, et qui ne leur avait
jamais fait vraiment défaut en Argentine, il sera
difficile que la contre-révolution soit
principalement le produit direct de forces
endogènes, comme cela fut encore le cas en
1976, lors du coup d’Etat militaire de Videla. Cette
Courriel d’information n°369 page 8(8)
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fois-ci, la riposte contre-révolutionnaire devra être
conçue et même très largement menée à partir de
l’étranger. Elle prendrait alors la forme d’une
recolonisation y compris politico-institutionnelle,
dont les contours se dessinent déjà au travers
d’articles qui paraissent dans la presse financière
anglo-américaine. Ces articles sont analysés dans
le dernier chapitre du livre où l’on verra des
économistes américains évoquer la nécessité
d’une mise sous tutelle directe de l’Argentine, sa
soumission à une sorte de protectorat dont
d’autres exemples existent déjà ailleurs dans
diverses configurations : aux Philippines, en
Afghanistan ou dans l’ex-Yougoslavie. Ce projet
n’est pas une abstraction puisque les prémisses
commencent à en être créées concrètement à
travers le rachat à vil prix (la parité dollar-peso
est passée de 1 à 3,5) des entreprises, les
quelques entreprises nationales restant à vendre
mais aussi celles que le capital européen malmené
par la crise économique et financière doit lâcher.
Au niveau continental, c’est par le biais d’une "
normalisation " politique et militaire brutale dans
les pays plus au nord - la Colombie et le
Venezuela - que les Etats-Unis ont commencé à
agir.

Même si le processus contenant en son
développement la possibilité d’un changement
politique et social révolutionnaire, est nourri par
des facteurs qui lui permettront de s’étendre sur
de longs mois, même si le mouvement d’autoorganisation
a une force propre considérable, la
situation actuelle ne pourra pas se prolonger
indéfiniment. Soit elle évoluera vers une
transformation véritable des rapports de
propriété, dont les bases politiques et les
institutions devront être radicalement nouvelles
par rapport à tout ce qui a marqué les révolutions
depuis la fin de la Seconde guerre mondiale ; soit
l’Argentine sera ramenée à une sorte " d’âge de
pierre " dans le cadre d’un protectorat américain
administré par le FMI, avec une redéfinition de sa
place dans la division du travail du continent.
Sur le plan militaire, l’Argentine est déjà insérée
dans le Plan Colombie, plan de reconquête
impérialiste du contrôle de l’Amazonie dont les
visées sont bien plus étendues que la guerre
menée contre les forces de guérilla en Colombie
(FARC et ELN). Elle a d’abord accepté l’installation
d’une base à Salta (dans le nord du pays) et
maintenant la décision d’entraîner des pilotes
colombiens sur des avions anti-guérilla de
fabrication (sous licence) argentine. De plus, le
gouvernement de Duhalde s’est récemment aligné
sur l’Uruguay, pivot logistico-diplomatique des
Etats-Unis et sur le Mexique dans l’opération
visant à étrangler Cuba encore un peu plus. Le
processus révolutionnaire dans lequel le
mouvement populaire s’est engagé en Argentine
s’insère ainsi dans un combat d’une ampleur
imprévisible il y a quelques années encore, entre
l’impérialisme et les peuples d’Amérique latine.

Extrait de : "Que se vayan todos, le peuple d’Argentine se soulève !"

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