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24 novembre 2023

Le fantôme que hante le monde. « Survivance des lucioles »

par Lila María Feldman

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

Un fantôme hante le monde. Il s’agit du fantôme fasciste. Ce spectre a été identifié ici aujourd’hui, présence du présent et d’un avenir d’au moins quatre ans qui n’a pas encore commencé mais que l’on peut déjà sentir.

Dans ce monde, et dans ce pays au sud de la carte, nous avons des disparus morts et vivants, comme nous l’a rappelé Estela Carlotto, il y a des petits-enfants que nous cherchons encore. Nous continuerons à nous battre pour qu’ils apparaissent en vie, et pour notre vie, aujourd’hui, lorsque nous nous réveillons à nouveau comme des zombies, essayant de se souvenir d’eux -mêmes vivants.

Un fantôme me hante, un cauchemar éveillé : le pillage qui se prépare, s’organise déjà, les noms des responsables commencent à être connus.

Le fascisme a des enfants sains, je n’ai pas peur de la folie ou de la haine mais du désir fasciste, ce désir qui produit la terreur. La première écharde que la terreur sème et qui pousse comme un gigantesque champignon lorsqu’une bombe tombe, c’est le silence. Le silence que l’on s’impose.

J’écris contre moi-même, contre mes peurs qui me murmurent qu’il vaut mieux ne pas le faire, mieux le garder pour moi.

Mais j’écris, et je sais que je le fais pour ne pas mourir d’angoisse, pour ne pas être seule.

J’écoute la vie qui se déroule derrière la fenêtre. Paisible, normale, une chaude journée de novembre, peut-être qu’il va pleuvoir, peut-être pas. Les heures suivront leur programme, les patients arriveront, aussi meurtris que moi. Et d’autres imperturbables, plus détruits que moi. J’ai davantage peur de la santé éclatante, de la normalité anesthésiée et limpide. La confiance qui aime l’ordre et se réjouit à l’avance des rues dégagées pour la circulation qui rassembleront les restes des manifestations massacrées, peut-être même avant qu’elles n’aient lieu. J’hésite encore... dois-je écrire ?

Il est onze heures. J’interromps ces divagations parce qu’il est temps d’entrer en contact avec la prochaine patiente de la journée, qui se trouve à un océan de distance. Pourtant, il n’y a pas de distance, elle est là, présente, vivant, comme moi, les effets étrangleurs de l’angoisse, et elle, avec la solitude de ne pouvoir la partager avec sa famille (car l’océan du vote les sépare). Quelques minutes après le début de la séance, elle me dit qu’elle est en train de lire un livre et qu’elle veut partager un paragraphe avec moi. Elle me le lit. Il s’agit de « Survivance des lucioles » [1], écrit par George Didi-Huberman en s’inspirant de Pier Paolo Pasolini. Il n’y a pas d’océan entre les deux, nous parlons de la nuit noire du fascisme.

Pasolini propose de regarder les choses autrement, de changer de point de vue. Ce n’est pas la nuit que les lucioles ont disparu. Dans les profondeurs de la nuit, nous sommes capables de capter la moindre lueur. Non, les lucioles ont disparu dans la clarté aveuglante des projecteurs. Les lucioles, ces souvenirs cuisants du passé.

L’improbable et minuscule lueur des lucioles métaphorise pour Pasolini l’Humanité réduite à son plus simple pouvoir : celui de nous faire signe dans la nuit.

Regards et éclairs contre-hégémoniques, survivance du désir de voir qui est ou sera capable de situer le regard au-delà de l’endroit où le pouvoir ordonne et dicte. Le fascisme se montre en pleine lumière. Il ose tout dire et tout faire. Plus de la moitié de ce pays a voté pour lui, il est entré par les portes de la démocratie, il est citoyen.

Je continue d’écouter mes patients. Certains me disent qu’ils ont passé la nuit à effacer des tweets, d’autres qu’ils ont décidé de ne plus utiliser les médias sociaux pendant un certain temps. Il y a la peur. Une jeune patiente me dit qu’hier soir, elle pensait que Millei allait gagner. Elle ralentit, nous nous regardons. Elle me dit : eh bien, il a déjà gagné... le lapsus est dans ce cas un report qui confond ce qui est déjà présent, ce qui s’est déjà passé. Il a gagné.

Puis elle dira que ce qui se passe, c’est qu’elle ne peut pas encore le mesurer, elle connaît la terreur par des récits, mais elle ne l’a pas encore vécue.

Je reviens aux lucioles et à ces signaux envoyés par Pasolini depuis le passé, dans les mots de Didi-Huberman, lorsqu’il écrit et pense à partir d’elles, à partir de ma patiente depuis un autre continent. Maintenant j’écris, déterminée, jetée sur la page, dans l’écriture qui est pour moi et pour tant d’entre nous un territoire existentiel, un lieu qui active le même désir de survie que les lucioles, qui refusent de s’éteindre et savent que la nuit peut être le lieu pour s’opposer à ce qui brille, à ce qui aveugle et empêche de voir, en plein jour.

Lila María Feldman* pour Página 12

Página 12. Buenos Aires, le 23 noviembre 2023.

*Lila María Feldman) Écrivain. Psychanalyste. Diplômée de la faculté de psychologie (UBA). Elle a effectué son internat et dirigé l’Internat de l’Hôpital pour Enfants et Adolescents Dr. Carolina Tobar García (1998-2004). Depuis 2004, elle est membre de l’équipe de soins de santé mentale du secteur de l’enfance et de l’adolescence d’Oniros, où elle a également travaillé en tant que responsable des admissions pendant plusieurs années, et coordinatrice du secteur (2014-2016). Elle a supervisé l’équipe de santé mentale pour enfants et adolescents de Cesac 41 de la zone programmatique de l’Hôpital Dr Cosme Argerich du GCABA (2013-2015). Elle a coordonné des ateliers littéraires à la Faculté de Psychologie et dans d’autres institutions. Elle a publié plusieurs articles et chapitres de livres dans la revue Clepios et dans les livres « 13 Variaciones » sobre clínica psicoanalítica et « Nuevas variaciones » sobre clínica psicoanalítica. Entre-temps, il écrit également pour Pagina 12 et pour le site Lobo Suelto.

].

Traduit de l’espagnol pour et par : El Correo de la Diaspora

El Correo de la Diaspora. Paris, le 24 novembre 2023

Notes

[1Survivance des lucioles, Paris, Minuit (Paradoxe), 2009, 144 p. (ISBN 9782707320988])

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