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9 septembre 2003

Argentinazo, l’alternative politique qui ne fut pas

Frustration pour les gauches

par Luis Bilbao

 

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Comment cela a t-il pu arriver ? Tout au long de 2002, l’énergie sociale qui a explosé dans les journées du 19 et 20 décembre 2001, qui se sont prolongées ensuite à travers le phénomène vigoureux des assemblées barriales (de quartiers) et l’état de commotion populaire, s’est évanoui sans laisser de traces sur le plan politique : la citoyenneté a plusieurs options alternatives devant les urnes, mais aucune n’a réussi à faire l’unité autour de la répudiation des dirigeants traditionnels, ni proposer la définition d’un programme claire, capable de susciter un appui social majoritaire.

Rien ne se perd, assure avec rigueur scientifique la première loi de la thermodynamique. Mais où est elle , dans quoi s’est elle transmutée cette puissance contestataire redoutable ? Le point de départ est l’éboulement total des partis, péroniste et radical. Ils ont dominé la scène politique argentine pendant le XXème siècle. Ils ne sont en rien semblables à eux-mêmes, l’un par fragmentation et l’autre par quasi extension. Et le résultat est une crise politique la plus grave que l’histoire argentine : pour la première fois depuis l’organisation nationale, les classes dominantes manquent de structures politiques - et en général de presque toutes les institutions qui articulent l’État - pour exercer de manière durable le pouvoir, par des moyens pacifiques ou violents.
Malgré cela un candidat de ces partis répudiés par la citoyenneté sera presque avec certitude Président à partir du 25 mai. Représenterait -il une option différente ? Peut-être que les conditions actuelles, en dépit du rejet massif, ne facilitent pas le chemin : le mouvement ouvrier et estudiantin, protagonistes fondamentaux de toutes les grandes batailles politiques du XXème siècle, se sont restés absents pendant les années 90. Ils n’ont pas participé comme tels à l’éruption de décembre 2001. Ce n’est pas facile de construire une force politique d’envergure sociale sur la seule base des secteurs de la classe moyenne, des chômeurs et des employés de l’État. Les seuls mobilisés.

En tout cas, il y a eu de nombreuses tentatives depuis la gauche de l’éventail politique. "Gauche" concept ambigu, trompeur, comme son origine historique le suggère : l’ensemble divers de députés qui était placé à ce flanc de l’enceinte de l’Assemblée Nationale dans les premiers temps de la Révolution française de 1789. Entendu aujourd’hui avec la même ampleur, cet arc arc-en-ciel idéologique et politique argentin a effectué - ensemble et pour chaque segment de son côté - des mouvements successifs pour créer une alternative.

Le vide politique inédit et les changements brusques dans la perception et l’esprit des grands secteurs sociaux induisaient qu’un grand changement soit à l’ordre du jour. Il n’y a probablement pas un autre exemple dans le monde - à l’exception d’Albanie - une décennie en arrière - où l’on pouvait voir des manifestations des citoyens en colère, criant contre les banques et les banquiers, brandissant des marteaux, bâtons et casseroles pour frapper les vestibules majestueux des temples de l’argent, depuis lors clôturés et protégés par des plaques d’acier. Il n’y a pas non plus de parallèles dans la conjonction de deux secteurs sociaux réfractaires : les chômeurs et les classes moyennes se sont trouvés dans les rues et ont aligné leurs revendications assourdissantes contre le gouvernement, le Fonds Monétaire International, les banquiers et « les politiciens ».

Pendant la première partie du gouvernement d’Eduardo Duhalde, le ministre de l’Économie Jorge Remes Lenicov a apporté du bois de chauffage pour le feu social. Sa tâche fut de rendre acceptable le constat le plus brutal du déphasage économique accumulé pendant une décennie : la distance entre la réalité et le peso convertible un à un avec le dollar. Comme c’était prévisible, le coût de cet ajustement démesuré a été déchargé sur les couches moyennes, professionnels , salariés, avec comme conséquence l’exacerbation de la virulence de l’opposition [1]. Le climat a été confondu avec une "situation pré révolutionnaire" par des organisations qui, au lieu de chercher des points en commun à la majorité croissante qui commençait à sortir de sa léthargie, ont centré leurs objectifs dans l’occupation des postes de commande dans les assemblées populaires. Ils ont obtenu in victoire à la Pyrrhus : qui pour vaincre dans la bataille accepte de très lourdes pertes pour son camp, comme prologue de l’assaut final, contribuant ainsi à sa propre défaite plus tard. Un cas analogue s’est produit avec les chômeurs : pratiquement chaque parti a crée sa propre structure et le mouvement social est entré ainsi dans une période de fragmentation qui n’est pas encore terminée.

Cette dynamique fut accélérée avec le nouveau ministre d’Économie, Roberto Lavagna, qui a orchestré des plans d’aide sociale en masse et des palliatifs pour la rétention des dépôts bancaires, tandis qu’il profitait politiquement de l’impossibilité de payer tout ce qui était requis par l’échéance de la dette interne. Le Gouvernement commençait à mettre les pieds sur terre. Le mouvement de chômeurs, est divisé et en partie coopté, diminue ainsi que l’activisme des assemblées, la protestation des classes moyennes est presque diluée, faisant partir en fumée la possibilité de trouver un point d’union à grande échelle sur la base des instances développées par la citoyenneté face à la crise.

Dans un autre climat social, encore sous tension, mais progressivement démobilisé, le vide politique a induit une autre tentative. Concrétisée dans une photo qui a parcouru le pays : le gouverneur péroniste de la province de Santa Cruz, Néstor Kirchner, l’ex députée radical Elisa Carrió et le chef de gouvernement de Buenos Aires, Aníbal Ibarra ex aile gauche du gouvernement de la Rua (Président antérieur). L’aile la plus modérée du flanc politique gauche paraissait donner la pelletée symbolique pour les fondations d’un nouvel édifice. En dehors du symbole de l’image, en quelques jours rien ne restait de cela. Il n’y a pas eu des documents, ni des débats publics, ni de confrontations de programmes, que permettent d’aller au-delà de la conjecture pour expliquer le résultat nul de ce rapprochement.

Des mois après dans le quart de cercle des adversaires au gouvernement péroniste, l’aiguille a tourné vers la gauche avec une autre photographie : Carrió apparaissait maintenant avec le titulaire de la Centrale de Travailleurs Argentins (CTA), Victor de Gennaro, et le député Luis Zamora, chef du parti Autodétermination et Liberté. "Que se vayan todos", (« Qu’ils partent tous ») fut le mot d’ordre commun, repris du mouvement spontané des mois précédents. Cette feinte a duré plus que la précédente ; mais pas beaucoup. Quelques semaines plus tard les trois versants ne retournaient pas à leur cause individuelle, mais ils fonçaient dans des dénonciations mutuelles. Pire encore, dans chacun des partis des ruptures se sont produites : Carrió rompait avec ce qui était la base conceptuelle et politique de sa fraction, le Parti Socialiste conduit par Alfredo Bravo ; Zamora faisait face dans des termes durs et très peu politiques à l’autre député -le seul- de son équipe, José Roselli, ce qui donnait lieu au désenchantement et à la désagrégation de son organisation naissante ; De Gennaro il vérifiait que son pas vers une instance politique approfondissait les failles à l’intérieur de la CTA.

Cependant, une nouvelle instance a encouragé les expectatives des cadres et activistes soucieux d’apercevoir une sortie : le IVème Congrès de la CTA, dont on attendait l’émergence "d’un mouvement politique social", l’unification de coourants divers en un outil politique commun [2]. Quelque dix mille délégués et d’activistes invités se sont donnés rendez-vous en décembre passé à Mar del Plata, où le but fut formellement et bruyamment proclamé. Mais après l’élan initial le mouvement s’est arrêté. Et comme une rivière à laquelle on lève une digue, il a dérivé par multiples lits à faible débit qui -au lieu d’affirmer un point d’unité sociale et politique pour la majorité de la société qui réclame un changement- a contribué à augmenter la fragmentation, la confusion et le découragement.

Face à Face

A cette époque le gouvernement avait atteint alors déjà des succès impensables quelques mois auparavant. Le plus important -le moins probable- a été de créer l’impression dans l’ensemble social, que l’Argentine était sortie de la crise qui l’entraîne vers l’abîme. La négociation pour les paiements de la dette externe ont été présentées comme une résistance exemplaire aux exigences du FMI ; l’impact de la dévaluation sur les exportations et la fin de l’invasion importatrice ont été montrées comme une politique de réactivation et de croissance ; la distribution de subventions a été exaltée comme une solution à la pauvreté...

Une illusion des sens explicable seulement par l’absence de pensée critique incarnée dans des dirigeants qui font autorité devant la société. Et par le rôle de médias de communication en général complaisants, sans contrepouvoir à l’échelle massive. Le fait est qu’on a créé une sorte de réalité virtuelle, aussi exempte de soutien objectif qu’ obligatoirement transitoire, mais pas pour autant moins efficace dans sa conjoncture : en dépit de la radicale translation des recettes en préjudices pour les salariés, les désoeuvrés, et autres secteurs de recettes fixes, en dépit de la permanence de tous les facteurs par lesquels l’Argentine est tombée, le gouvernement a réussi à désactiver la protestation sociale tandis que l’opposition était fragmentée et, bien qu’à la limite de la fragilité et du discrédit, elle a articulé une offre électorale tendue vers une légitime administration qui affronte la réapparition inéluctable de la crise économique et sociale.

Cette même irréalité, dans son expression, a affecté le segment le plus radicalisé les gauches. Apparemment sans percevoir que la paralysie du prolétariat industriel s’est étendue même aux secteurs moyens, a été ainsi fixé un autre "argentinazo" prochainement : l’anniversaire des journées du 19 et 20 décembre 2001. Là oui, on irait tous y compris le gouvernement transitoire ! Inutile de décrire ce qui s’est produit. « L’argentinazo" a été peut-être une marche populaire, la plus importante de la période [3], mais en termes politiques ce fut un autre exemple de fragmentation, faiblesse et sectarisme, déracinement social et absence de but commun. En tout cas, et une fois de plus, rien de concret n’est sorti de cette convocation.

À partir de là était consommé le fait décisif de l’année : les responsables directs de la catastrophe nationale avaient pris l’initiative politique. Il leur restait seulement à consolider la division des travailleurs, les classes moyennes et tous les secteurs frappés par la crise. Sur ce point il y a eu une autre tentative unitaire : celui de la Gauche Unie avec d’autres groupements d’une plus grande radicalité verbale, en particulier le Parti Ouvrier. Mais il ne s’agissait ici pas d’un plan pour occuper un lieu vacant dans la société ni de décider d’une proposition pour l’ensemble social disposé au changement, mais d’une opération dirigée vers les élections déjà installées sur un scénario le propice pour l’establishement.
Le résultat était prévisible : la discussion pour des candidatures a empêché la concrétisation de cette modique convergence.

L’envers du décor

L’effondrement des partis traditionnels n’est pas un phénomène exclusivement argentin. Le Brésil a vu en 1989 l’émergence de deux forces nouvelles qui ont occupé tout l’espace : une, créée au dernier moment par ceux qui craignent la débâcle, et qui a apporté à la présidence à Fernando Collor de Mello ; l’autre mise en échec au second tour, et quiu s’est affirmée comme une opposition et treize années plus tard faisait la conquête du gouvernement : le Parti des Travailleurs (PT) [4]. En dépit de sa défaite, l’existence du PT a produit la chute du corrompu gouvernement de Collor de Mello et a garanti l’affirmation d’un régime constitutionnel. Au Venezuela en 1989, le "Caracazo" a tracé aussi la limite définitive pour les partis qui avaient alterné au pouvoir pendant presque un siècle et demi - comme prolongation directe des forces conservatrices traditionnelles : l’Action Démocratique social-démocrate et le COPEI social-chrétien. Dans ce cas il y a aussi eu un gouvernement qui prolongeait, avec des ombres formelles, la période précédente. Mais au bout d’une décennie la recomposition politique a pris corps avec les successives victoires électorales de Hugo Chávez.

La différence de l’Argentine en ce qui concerne ces processus est par que le mouvement social ne trouve pas de voie politique, des chefs qui s’expriment, une organisation qui s’articule, au moins jusqu’à présent. Ce manque compromet le futur du pays, provoque des désillusion et affecte avec dureté les figures politiques qui a peines quelques mois auparavant étaient présentées comme une possibilité effective d’alternative. Kirchner finit en étant candidat de l’appareil justicialiste convoyé par Duhalde et d’autres messieurs féodaux de l’ancienne politique. Elisa Carrió est passé des photos citées à la désignation d’un conservateur libéral comme accompagnant dans sa formule. Le Parti Socialiste, seul exemple de convergence (la fusion des fractions PS Démocratique et PS populaire), s’enferme dans la possibilité d’obtenir un point de plus dans le décompte, derrière et loin de ceux qui contesteraient le gouvernement. La même chose se produit avec l’autre extrémité de l’arc de Gauche. Après avoir réaffirmé sa disposition à créer "un mouvement politico-social", De Gennaro observe la diáspora des parties composantes de la CTA, chacune soutenant des candidats de différentes partis (Parti Socialiste, ARI, Gauche Unie, un Parti des Travailleurs limité à une des fractions de la CTA et seulement à la province de Buenos Aires, plus de nombreuses tendances qui optent pour des variantes de vote contre ou blanc). "Je ne suis pas celui qui a le droit de garantir ou de proscrire", dit De Gennaro [5], dans une confession tacite de qu’il continue encore a être le dirigeant d’une centrale de travailleurs, et non d’un mouvement politique qui donne de l’espoir à beaucoup dans le congrès de la CTA. Zamora à son tour insiste avec la consigne "Que se vayan todos" mais élude la responsabilité de construire les instruments pour occuper l’espace qui serait vide et il va jusqu’à s’être compromis avec la notion, bien à la mode, de "faire la révolution sans prendre le pouvoir".

Avoir cru qu’on peut démolir un régime avec des casseroles, c’est ne pas connaître la nécessité d’unir, d’organiser et d’articuler des alliances, en dédaignant de cette manière la force qui fait face, ce sont des erreurs conjoncturellement décisives pour des formations politiques en transition. Dans l’absence de participation effective des travailleurs en activité - et spécifiquement du prolétariat industriel - et encore dans le sillage d’une confusion théorique et de la démoralisation politique laissée par l’éboulement sans honneur de l’Union Soviétique, la recherche de réponse a portée stratégiques et se manifeste de cette manière chaotique.

L’impressionnisme qui a fait croire dans un "argentinazo" à succès et imminent au début du 2002, ne devrait pas se répéter à l’inverse, en concluant que tout est perdu. Tout se transforme, oui ; mais rien n’est perdu. L’effort, la passion, l’espoir, l’énergie énorme des luttes de la dernière année (incompréhensibles sans celles que viennent depuis les origines du pays), peuvent ne pas s’exprimer, ou le faire équivoquement, dans les prochaines élections, mais elle sont là. Les gauches ont perdu leur occasion dans ce tronçon vertigineux du devenir politique argentin. Mais l’occasion perdue est en dernier ressort le mortier nécessaire d’un futur différent. Il ne s’agit d’optimisme « panglossiano ». Les risques de désagrégation sociale et de consolidation de forces ultra réactionnaires sont énormes et sont à la vue. Pour les éviter, on peut encore compter en Argentine avec un singulier - et dans plus d’un sens unique par sa richesse et son développement - tradition de pensée, organisation, capacité de livraison et sacrifice, accumulée pendant deux siècles de luttes sociales.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi

Titre original : L’alternative politique qui n’a pas été
© LMD Ed. Cône Sud

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