recherche

Accueil > Réflexions et travaux > Argentine vivace et eurocentrisme

24 septembre 2010

Argentine vivace et eurocentrisme

par Pedro Casas

 

Toutes les versions de cet article : [Español] [français]

« Mais qu’est-ce qui arrive à la gauche européenne ? » me demandent quelques militants politiques et sociaux argentins. Une bonne question, je pense, parce qu’après avoir visité et connu durant quelques jours une partie de la géographie de ce pays, à propos du quel sont restés sur le chemin quelques clichés qui lestaient mon cerveau, je me rends compte que chez les Européens occidentaux, dans notre eurocentrisme absurde, les clichés nous compliquent non seulement la connaissance de nouvelles et différentes réalités, mais aussi la compréhension de la nôtre.

Dans cette question, reste incluse, l’illusion d’un continent qui se sent de nouveau être protagoniste de l’histoire, pas seulement de la sienne, et on s’étonne qu’à cette occasion, à la différence des décennies passées, cela ne se trouve pas accompagné par les mouvements transformateurs occidentaux du dit premier monde.

L’Argentine fait partie de cette nouvelle résurgence de l’espoir de changement à la tête de laquelle sont quelques peuples du sud de l’Amérique. La difficulté de la gauche européenne de comprendre un phénomène aussi complexe que le péronisme, si éloigné des paramètres classiques de gauches (plus ou moins socialistes) et de droites, a l’habitude de colporter l’ignorance, ou même le mépris, pour beaucoup de ce qui là-bas a bougé. Les avancées des gouvernements, syndicats ou mouvements sociaux argentins, s’ils portent la marque « péroniste » ne sont pas obligatoirement « homologuées ».

Moi même je me confesse prisonnier de tous ces préjugés, qui ont dans de nombreux cas une base historique. En fait le péronisme a idéologiquement bu aux fontaines communes aux idéologies fascistes ; Perón a été accueilli avec les honneurs par l’Espagne franquiste ; de façon viscérale anticommuniste (il propose une troisième voie entre le capitalisme et le communisme) ou l’anti-gauchiste sont autres de ses traits idéologiques, et le péronisme a lancé un groupe de guérilleros révolutionnaire, mais aussi une organisation paramilitaire comme la tripe A, en passant par l’ultra-libéralisme de Menem, ou le populisme des Kirchner, et sans oublier, bien sûr, la figure mythique d’Evita.

C’est dire que ce n’est pas facile de comprendre un phénomène comme le péronisme ; mais pas seulement pour les Européens, mais aussi pour les argentins eux mêmes, qui reconnaissent d’un autre côté, même les partis d’idéologie plus « homologable » avec les gauches classiques, les droits reconnus aux travailleurs et les avancées sociales réalisées en si peu de temps, dans la première période de 1945-1955, et qui encore aujourd’hui durent dans de nombreux cas. Ce qui est lamentable c’est que cette difficulté à comprendre un phénomène qui a marqué l’histoire argentine des dernières décennies nous empêche de voir la richesse des expériences et des avancées qui se produisent, à l’intérieur et en dehors de ce cadre.

L’Argentine a une histoire récente passionnée et passionnante. Les mouvements révolutionnaires de 70 ont été « faits disparus » en partie par le terrorisme de l’état, qui a fait le sale travail pour faciliter l’ultra-libéralisme postérieur qui a mené à l’effondrement du corralito en 2001 et au discrédit de toute une génération d’hommes politiques corrompus. Depuis le fond de l’abîme, l’Argentine vit maintenant une époque de récupération, pas seulement économique, mais aussi idéologique et sociale qui lui permet d’affronter le présent et l’avenir avec un certain orgueil et une illusion. Je me mets à décrire certains des faits qui me semblent les plus notables et qui représentent réellement un scenario transformateur.

L’un des événements d’importance majeur historique est lié à la récupération de la mémoire historique. Des dizaines de jugements ont lieu de long en large dans cet énorme pays et ont envoyé à la prison plus de 200 militaires, qui non seulement affrontent de lourdes peines et condamnations, mais aussi les regards provocants de leurs victimes survivantes et ceux des parents de disparus, ce qui a amené quelqu’un à affirmer que « c’est la première fois dans l’histoire que les vainqueurs sont jugés par les vaincus ».

On récupère les lieux qui ont été utilisés par la répression (quand obtiendrons-nous quelque chose de pareil en Espagne ?, alors que la destruction de la prison de Carabanchel est encore récente), des parcs et des places sont élevés à la mémoire, des enfants volés récupèrent leur identité (cent sur les 500 qui ont été chiffrés), et, ce qui est très important, le contenu politique des lieux et des faits occupe un lieu remarqué dans la récupération de cette mémoire, quelque chose de très différent de la théorie « des deux factions » qu’ils veulent nous vendre ici [Royaume d’Espagne]. Il s’agit de se souvenir non seulement de la personne, mais des idéaux pour lesquels elle a lutté, pour que ceux-ci durent dans le temps, dans la conscience d’autres qui réussissent à réaliser l’idéal qui a été tronqué par les assassins de l’histoire, puisque l’important est qu’ils ne réussissent pas à faire disparaître les idéaux et les angoisses de la justice sociale pour laquelle ils ont lutté.

Cette activité mémorialiste est présente dans l’agenda de tous les mouvements sociaux, connu d’une manière diverse et plurielle mais unitaire, sans distinguer entre les victimes de groupes armés ou non. Ce processus de récupération de la mémoire montre comment il n’est pas possible de construire un avenir avec dignité si les choses ne sont pas mises à leur place, on condamne les coupables et est rendue leur dignité aux crimes conte l’humanité.

Autre phénomène notable de la situation actuelle argentine, ce sont les entreprises dites récupérées de l’abandon patronal. Elles sont plus de 250 dans tout le pays, certaines d’entre elles de grande importance. J’ai eu l’occasion d’en visiter certaines et il faut saluer tant l’audace pour les prendre (ils m’ont raconté que dans quelques cas ce fut avec l’opposition des syndicats qui considéraient l’occupation comme illégale) que la capacité de gestion, pendant ces longues années la solidarité a été un élément déterminant, surtout au commencement, en aidant les voisins à la consolidation de la reprise ou en y contribuant avec des commandes et du travail. L’hôtel Bauen, en plein centre du Buenos Aires, construit comme une icône de la dictature militaire pour le championnat mondial de 1978, est maintenant une icône révolutionnaire, dont les salons accueillent tout type de manifestation culturelle alternative ou solidaire.

Beaucoup d’autres usines logent dans leur édifice des centres éducatifs, ou des radios communautaires, agrandissant de cette façon l’espace disponible pour la participation culturelle, solidaire et transformatrice.

En soi c’est une expérience d’autogestion, une école du socialisme qui nous plairait de construire, et ils ont réussi à impliquer les institutions pour développer une loi qui permet l’expropriation des édifices de manière à ce qu’ils puissent écarter les problèmes judiciaires dont maintenant ils se trouvent enveloppés par la rapine de leurs anciens propriétaires qui, après avoir abandonné l’activité, veulent maintenant la récupérer une fois que les travailleurs ont montré la viabilité du projet d’entreprise.

La pluralité de la communication est un autre combat qui se livre en ce moment en Argentine, poussé par les mouvements sociaux qui ont obtenu une loi qui met des limites aux grands groupes médiatiques, comme Clarin ou Prisa, en établissant que seul un tiers des licences est dans des mains privées, un autre tiers dans des mains publiques et le restant à des médias communautaires. Et ils ne tremblent pas non plus au moment de découvrir des cas d’appropriations frauduleuses datant du temps de la dictature militaire, comme l’entreprise Papel Prensa par des grands médias, avec Clarin en tête de nouveau. Il n’est pas surprenant que les médias espagnols, même ceux supposés de gauche comme Publico ou El Pais, traitent ces sujets de façon très biaisée, comme si il s’agissait d’une simple lutte de pouvoir. Mais là oui, d’autres médias écrits existent, de qualité et contenus que nous ne connaissons pas malheureusement dans la capitale de notre pays.

Les piqueteros sont un autres des nouveaux phénomènes sociaux surgis après l’effondrement, et nous avons eu l’occasion de rencontrer plusieurs d’entre eux, coupant des routes nationales ou secondaires, des voies de chemin de fer, des places, etc. L’abondance des morts provoquée par la répression des mobilisations des années précédentes a abouti à une situation de permissivité policière dont profitent très bien les mouvements de quartiers, de travailleurs ou de toute espèce pour se faire entendre à coup de tambour.

La lutte piquetera la plus emblématique fut sûrement celle de l’interruption du pont international qui communique avec l’Uruguay pendant de nombreux mois, qui a obligé les présidents des deux pays à chercher une solution non polluante pour le projet d’installation d’une usine de pâte à papier au bord du fleuve Uruguay.

Cette lutte me donne l’occasion de remarquer qu’on peut mesurer que la conscience et la lutte pour la défense de l’environnement fait partie des luttes sociales les plus diverses. À la différence de ce que j’observe par ici, où l’écologique semble intéresser seulement les organisations du secteur, là la lutte par la défense de la terre, des forêts, des rivières, contre les agressions des pesticides et des substances qui affectent très gravement des populations, etc., est une constante des organisations et des luttes locales, aux cotés de la lutte pour l’éducation, le travail ou la fourniture du gaz.

Les étudiants se sont mobilisés à Buenos Aires, en août dernier, pas seulement pour des améliorations dans leurs conditions, mais aussi pour celles des professeurs (ceux qui ont été engagés en 2010 n’ont encore touché aucun salaire), pour l’amélioration des édifices et pour la démission du gouverneur, le très à droite Macri. Et pour donner de la force à leur lutte, ils ont occupé plusieurs centres scolaires, en créant la panique parmi les hommes politiques et les classes conservateurs qui voient très mal l’occupation de centres pour « faire de la politique ».

Les luttes des chômeurs ont joué le rôle principal dernières années, et le mouvement ouvrier est fort, malgré quelques structures syndicales qui ne jouissent pas d’un grand prestige, dans de nombreux cas. L’organisation des quartiers est aussi très importante dans ses multiples formes, des les conseils communaux qui gèrent des parties importantes du budget municipal, jusqu’aux cantines populaires autogérées, etc., ce sont des foyers d’organisation et de prise de conscience politique.

Je ne veux pas donner avec cela l’impression de ce que l’Argentine est un pays modèle, loin de là. La misère est installée dans les environs des grandes villes ; le travail « au noir » (non déclaré ou sous-terrain) représente un tiers de l’emploi, avec l’absence de droits que cela implique ; la corruption semble être installée dans les centres de pouvoir, etc. Mais il existe un potentiel mobilisateur qui pousse le gouvernement à adopter des mesures significatives, comme la contribution par enfant (jusqu’à 18 ans), la construction de milliers de logements avec la participation d’organisations sociales, la légalisation du mariage homosexuel, 25 % d’impôts sur les exportations de soja, etc. en supportant les pressions des secteurs affectés par certaines de ces mesures (médias, Église et propriétaires terriens). Un commentateur remarquait que ce qui lui plaisait le plus de ce gouvernement étaient ses ennemis.

Malgré le discrédit des hommes politiques, nous avons perçu une société qui partage sa passion pour le football avec celle qu‘il a aussi pour la politique, la culture ou les livres (l’une des multiples librairies qui jalonnent les rues argentines se loge dans un ancien théâtre qui a gardé sa magnifique architecture et décoration).

Certains des militants sociaux avec qui j’ai eu l’occasion de converser ne se risquent pas à dire si la lutte qu’ils réalisent avance vers le socialisme ou vers autre chose, puisqu’ils n’osent pas définir clairement le socialisme du XXIe siècle. Mais ce qui est bien clair pour eux c’est la nécessité d’appuyer les processus qui supposent des droits et des améliorations dans les conditions de vie des travailleurs et les classes populaires, et que ces avancées doivent se réaliser à travers des processus participatifs pour qu’ils soient irréversibles, ou au moins durables. Et cela leur donne une aisance pour être lié aux institutions dans une relation dialectique, en évaluant et en appuyant les avancées et en combattant les reculs.

Au sein très vaste spectre social et politique qui existe en Argentine, dont j’ai pu connaître une partie petite mais variée, il semble qu’il existe certaine conscience de se sentir protagoniste du fait politique et social, avec ses réussites et ses frustrations, bien au-delà du cirque démagogique qu’offrent la majorité des hommes politiques professionnels. On pourrait dire que ces mouvements sont arrivés à la conviction de ce que la politique est suffisamment importante pour ne pas la laisser aux mains des hommes politiques, et que pour cela , il est nécessaire d’avoir une large base, qui de façon active regroupe les classes populaires et jusque dans les quartiers les plus déprimés.

Cette expérience riche devrait nous faire réfléchir au fait que, dans ce premier monde décadent, nous maintenons encore l’illusion qu’un monde sans exploitation et injustice est nécessaire et possible, mais que nous ne sommes pas capables de trouver (s’il c’est ce que nous cherchons réellement) une stratégie révolutionnaire qui pose aussi des batailles pour des conquêtes partielles qui, en plus de réussir, améliorent celles auxquelles avons droit, et constituent les éléments de mobilisation et d’organisation, qui nous renforcent en même temps qu’ils affaiblissent les exploiteurs, et ainsi pouvoir atteindre des objectifs plus ambitieux.

Traduction de l’espagnol pour El Correo de : Estelle et Carlos Debiasi

Rebelion . Espagne, le 22 septembre 2010.

* Pierre Casas est militant communal.

Retour en haut de la page

El Correo

|

Patte blanche

|

Plan du site